Artículo
Recibido: 31 de julio de 2016/Aprobado: 25 de agosto de 2016
ENTORNOS, Vol. 29, No. 2, Noviembre 2016
Ontologie et épistemologie de la linguistique dans les textes originaux de ferdinand de saussure1
Simon Bouquet
Université Paris 10, France
simon.bouquet@u-paris10.fr [Link]
Résumé
Dans ce texte, on fait une lecture personnelle du point de vue d’un linguiste. Cette lecture prendra en compte, bien sûr, le fait que le corpus des textes saussuriens a été complété de manière inespérée par le manuscrit De l’essence double du langage, découvert en 1996 et publié en 2002 dans les Ecrits de linguistique générale. Ce manuscrit, comme vous le savez, n’est pas un simple paquet de notes disparates qui viendrait s’ajouter aux textes autographes déjà connus, mais le brouillon, très élaboré, d’un «livre sur la linguistique générale» évoqué par Saussure dans sa correspondance et dans des conversations rapportées pas ses proches – des pages qu’on croyait définitivement égarées, et dont Saussure lui-même, à la fin de sa vie, disait qu’elles étaient «perdues dans des monceaux».
Mots clés: lecture philologique, CLG, Saussure, corpus saussurien
Ontology and epistemology of linguistics in the original texts of Ferdinand de Saussure
Abstract
In this text, we make a personal reading of the point of view of a linguist. This reading will take into account, of course, the fact that the corpus of Saussurean texts was supplemented unexpectedly by the manuscript of the double essence of language, discovered in 1996 and published in 2002 in the Writings of General Linguistics. This manuscript, as you know, is not a simple packet of disparate notes that would be added to the autograph texts already known, but the very elaborate draft of a "book on general linguistics" evoked by Saussure in his correspondence, and in conversations not reported by his relatives. These pages were believed to be definitely misplaced and Saussure himself at the end of his life said that they were "lost in heaps".
Keywords: philological reading, CLG, Saussure, corpus saussurien
1. Introduction
Pour traiter de l’ontologie et de l’épistémologie saussuriennes, je voudrais commencer par préciser ma position, dans le contexte d’une rencontre d’historiens des sciences du langage. Cette position ne sera
- ni celle d’un historien des idées linguistiques
- ni celle d’un historien des idées, et notamment des idées philosophiques concernant le langage
- ni celle d’un historien des sciences
quand bien même elle se référera, plus ou moins directement, à ces domaines de réflexion.
Ma position ne sera pas non plus celle d’un «spécialiste» des textes de Saussure, quelle que soit mon implication dans des programmes éditoriaux saussuriens, mais en l’occurrence celle d’un simple lecteur de ces textes.
De fait, ma perspective –la lecture que je souhaite vous présenter ici– sera exclusivement celle d’un linguiste. Elle se veut en outre strictement présentiste.
Par perspective présentiste, en l’occurrence, je veux dire ceci: je ne considérerai la pensée saussurienne que du point de vue où cette pensée peut-être utile, hic et nunc, à la discipline dite linguistique. Autrement dit: du point de vue où, pouvant être lue à travers une grille conceptuelle contemporaine, elle entre en résonance avec des problèmes actuels des sciences du langage – et où elle constitue, aujourd’hui, un programme épistémologique à la fois original et encore largement méconnu.
Ma lecture prendra en compte, bien sûr, le fait que le corpus des textes saussuriens a été complété de manière inespérée par le manuscrit De l’essence double du langage, découvert en 1996 et publié en 2002 dans les Ecrits de linguistique générale. Ce manuscrit, comme vous le savez, n’est pas un simple paquet de notes disparates qui viendrait s’ajouter aux textes autographes déjà connus, mais le brouillon, très élaboré, d’un «livre sur la linguistique générale» évoqué par Saussure dans sa correspondance et dans des conversations rapportées pas ses proches – des pages qu’on croyait définitivement égarées, et dont Saussure lui-même, à la fin de sa vie, disait qu’elles étaient «perdues dans des monceaux».
La pensée saussurienne, historiquement reçue du Cours de linguistique générale et reconnue comme ayant suscité un renouveau dans les sciences du langage, est désormais à reconsidérer et à réévaluer sur la base de l’ensemble des textes originaux connus à ce jour. Et il n’est pas exagéré de parler à cet égard, au point de vue de la réception, d’un «second Saussure», comme on parle d’un «second Wittgenstein» – à cette différence près que le «second Saussure» est chronologiquement antérieur au «premier», et que le «premier» doit être considéré comme un «Pseudo-Saussure».
Le manuscrit retrouvé De l’essence double du langage met en évidence que le Cours de linguistique générale a dramatiquement déformé la pensée de Saussure. Nourrie de principes généraux soigneusement définis, la clarté épistémologique que dévoile le «second Saussure» permet notamment de réévaluer le paradigme structuraliste en linguistique, mettant en lumière les impasses théoriques qui ont conduit à son déclin et les champs de recherche qu’il a manqué à explorer. Cette clarification permet, tout autant, de considérer sous un jour neuf les avancées de la théorie syntaxique dans la deuxième moitié du XX° siècle, éclairant à la fois la pertinence de cette dernière au regard du programme saussurien, et la vanité de son ambition (comme celle des linguistiques dites «cognitives» qui s’en réclament à des degrés divers) à se constituer en théorie générale du langage et du sens. Enfin, ces principes généraux dotent a posteriori les linguistiques du discours et du texte –sémantiques, pragmatiques, diverses approches sociolinguistiques ou «énonciatives»– d’une épistémologie qui leur fait défaut quant à l’articulation de la langue et de la parole, sur la base de laquelle leurs acquis peuvent être aujourd’hui exploités dans un cadre de pensée nouveau.
Il y a certes un enjeu historique important à clarifier en quoi le «premier» et le «second» Saussure diffèrent. Un enjeu important, car la pensée saussurienne fait régulièrement l’objet de malentendus méconnaissant la leçon des textes originaux – le Cours apocryphe et posthume de 1916 étant encore souvent brandi comme un ouvrage dont Ferdinand de Saussure serait l’auteur. Mais, comme je l’ai dit, un examen historique n’entre pas directement dans mon propos de linguiste.
De fait, alors que les Ecrits de linguistique générale sont aujourd’hui traduits dans 14 langues, très rares sont les linguistes français qui reconnaissent la radicalité de la révolution conceptuelle qui y apparaît.
En matière d’introduction, je voudrais citer deux d’entre eux, qui font exception.
Pour Antoine Culioli, la lecture des Ecrits a été un «bouleversement»:
«[Tout cela était inimaginable à la lecture du Cours de linguistique générale.] Oui, c’est pourquoi ces textes autographes sont un bouleversement –le mot n’est vraiment pas exagéré. (…) [Ces textes] m’ont non seulement fait changer de point de vue vis-à-vis de Saussure, mais ils m’ont aussi fait beaucoup réfléchir. Ces écrits m’ont forcé à prendre une distance à l’égard de ce que je faisais, à l’égard de ce que je pensais– de Saussure et de moimême. De tels textes, cela force à soumettre sa propre démarche au crible des nouveaux concepts qu’on y découvre, cela conduit à une nouvelle manière de l’appréhender». («Un linguiste face aux textes saussuriens», Cahiers de l’Herne Saussure, 2003)
Et voici ce qu’écrit Jacques Coursil:
«La manière dont Saussure règle la question des ‘points de vue’ le met à l'écart de toute théorétique doctrinale. Le paradigme ouvert par le Saussure des nouveaux manuscrits ne repose pas sur une idée, mais sur la découverte d'un champ de réel –qui dès lors n'est pas de Saussure, mais appartient à tous comme domaine de questions: (…) il ne s'agit pas de savoir si les idées de Saussure répondent ou non aux questions que nous nous posons sur le langage, il s'agit de répondre aux questions que la découverte systémique de Saussure nous pose». (lettre, janvier 2008)
Ces prises de position témoignent d’un courant de pensée naissant –désigné, depuis peu, par l’étiquette de néo-saussurisme– auquel se rattachent également d’autres linguistes, comme François Rastier et son équipe de recherche, Jean-Paul Bronckart et ses collaborateurs, Marie- José Béguelin, ou ma propre équipe de recherche à Nanterre.
L’Institut Ferdinand de Saussure –soutenu naguère par Rudolf Engler, et aujourd’hui par Claude Lévi-Strauss, Jean Starobinski et Tullio De Mauro– oeuvre à la fois à poursuivre, en collaboration avec les Editions Gallimard, le programme éditorial qui a produit les Ecrits de linguistique générale, et à favoriser le développement de ce néo-saussurisme naissant. (Un premier colloque international de linguistique néo-saussurienne s’est tenu à Namur en juin dernier). On peut trouver sur le site internet et dans la revue électronique de l’Institut Ferdinand de Saussure plus d’informations à ce sujet (Institut-Saussure.org).
J’en viens maintenant à l’objet de ma communication: m’essayer à présenter les grands traits du programme épistémologique saussurien.
Pour cela, j’adopterai deux points de vue successifs:
- dans un premier temps, je me livrerai à une lecture du corpus original –une lecture aussi objective que possible– pour tenter de définir les principes généraux de ce programme (on pourra parler, à ce propos, de programme saussurien);
- dans un second temps, je présenterai une «lecture» plus subjective, visant à prolonger ce programme dans la perspective de ce qui m’apparaît comme son évolution possible, en l’état de la linguistique contemporaine (il s’agira alors d’une esquisse d’un programme néosaussurien).
2. Le programme saussurien
Je vais donc tenter de résumer, sous la forme de quelques principes généraux, leprogramme de la science du langage défini par Saussure. (Je laisserai de côté deux principes essentiels –la dualité diachronie/synchronie et la dualité rapports in absentia/rapports in praesentia– présentés de manière relativement satisfaisante dans le Cours, pour insister sur les principes qui sont obscurcis ou niés par le texte de Bally et Sechehaye – des principes, comme le reconnaît Culioli, «inimaginables à la lecture du Cours de linguistique générale»).
2.1. (Premier principe) La dualité inséparable d’une linguistique de la langue et d’une linguistique de la parole
La fameuse phrase finale du Cours –«la linguistique a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour ellemême »– s’avère non seulement apocryphe, mais diamétralement opposée au projet saussurien. Contrairement à ce qu’affirment les prétendus «éditeurs» du Cours de linguistique générale, le programme de Saussure est celui de deux linguistiques complémentaires, répondant à la dualité primitive langue/parole. Cette thèse est affirmée dès les années 1890, soutenue de nouveau dans les cours genevois –que Bally et Sechehaye falsifieront sur ce point–, et exprimée ainsi dans le dernier écrit connu de Saussure sur la linguistique générale, en 1912:
«La linguistique (…) comporte deux parties: l’une qui est plus près de la langue, dépôt passif, l’autre qui est plus près de la parole, force active, et origine véritable des phénomènes qui s’aperçoivent ensuite peu à peu dans l’autre moitié du langage» (ELG, p. 273).
Bien que la linguistique de la parole soit peu développée dans les leçons et les écrits originaux, ces derniers ne laissent subsister aucun doute quant à ce programme d’une linguistique duelle. Ils évoquent par ailleurs clairement les domaines embrassés par celle-ci:
«Sémiologie = morphologie, grammaire, syntaxe, synonymie, rhétorique, stylistique, lexicologie, etc., le tout étant inséparable».
Le réquisit d’inséparabilité fonde ici l’originalité du programme. Il implique en outre que les principes définis pour la linguistique de la langue peuvent être étendus, comme on le verra, à la linguistique de la parole. Pour cela, il est gagé sur un principe transversal à ces deux linguistiques: le principe de sémioticité.
2.2. Le principe de sémioticité
Dans la vulgate du Cours, la définition de l’objet «signe linguistique» repose sur une simplification timide et réductrice. Les textes authentiques révèlent, quant à eux, une rupture conceptuelle radicale avec la tradition sémiotique, ainsi qu’un objet épistémologique plus complexe:
1° le signe saussurien n’est pas le simple appariement –fût-ce sur une base doublement différentielle– d’une valeur signifiante et d’une valeur signifiée: il est en lui-même une valeur, «spirituelle», inscrite dans (et produite par) sa matérialité;
2° la notion de « signe » doit s’entendre, au plan de la langue elle-même, comme transversale à la diversité des paliers de complexité analysables: phonologique, morphologique, syntagmatique -incluant donc crucialement la syntaxe– ainsi que l’affirme L’essence double:
«Toute espèce de signe existant dans le langage (1° le signe VOCAL de tout ordre, signe complet tel qu’un mot, ou un pronom, signe complémentaire comme un suffixe ou une racine, signe dénué de toute signification complète ni complémentaire comme un “son” déterminé de langue; ou [2°] signe non vocal comme“ le fait de placer tel signe devant tel autre”) a une valeur purement par conséquent non positive, mais au contraire essentiellement, éternellement négative» (ELG, p. 48).
En bref, le programme saussurien, apparaissant comme celui d’une sémiotique unifiée du langage, postule la nature homogène de son objet: de part en part, cette linguistique a affaire à des signes organisés en systèmes. En l’occurrence, si l’existence des langues et leur diversité ressortissent à une évidence intuitive, le concept saussurien de «langue» transforme cette évidence en construction épistémologique: c’est parce qu’on peut considérer comme homogène la nature sémiotique des unités analysables de la langue –aux plans du phonème, du morphème et du syntagme– que le programme scientifique de cette linguistique est possible. Notamment, c’est sur cette base que peuvent être articulées entre elles ses approches multiples:
- au plan phonologique lui-même, l’analyse ressortit à une sémiotique dans les cas de valeur iconique (onomatopées ou harmonisme);
- aux plans morphologique et lexicologique, le principe de sémioticité permet en outre de re-catégoriser des concepts grammaticaux ou linguistiques communs («anaphore», déixis»), et l’ensemble des objets des linguistiques «énonciatives», comme relevant d’une sémiotique de l’indexicalité au sein d’une linguistique de la langue;
- au plan syntaxique, cette conception permet de considérer la géométrie des places et des positions comme une sémiotique;
- et, comme on le verra plus loin, l’objet épistémologique «signe» se laisse étendre, dans le cadre d’une linguistique de la parole, à des plexus de globalité supérieurs.
2.3. Le principe de différentialité
L’ontologie négative qui sous -tend le principe de sémioticité est développée dans le principe de différentialité– dite encore négativité ou opposition. Ce caractère essentiel du signe linguistique est thématisé dans les textes authentiques de façon plus subtile et plus radicale que dans le Cours. Il atteste de l’irréductibilité de l’épistémologie saussurienne à la tradition sémiotique, car cette épistémologie énonce le programme d’une sémiotique qui ne prend en considération que des valeurs purement négatives, rendant compte exclusivement de différences entre les termes d’un système. Au plan de la méthode, elle stipule que l’analyse, paradoxalement, créera des «unités» artéfactuelles ad hoc «pour prêter momentanément une existence séparée» à des objets dont la nature, tenant à leur interdépendance, est postulée comme strictement différentielle:
«Comme il n’y a aucune unité (de quelque ordre et de quelque nature qu’on l’imagine) qui repose sur autre chose que des différences, en réalité l’unité est toujours imaginaire, la différence seule existe. Nous sommes forcés de procéder néanmoins à l’aide d’unités positives, sous peine d’être dès le début incapables de maîtriser la masse des faits. Mais il est essentiel de se rappeler que ces unités sont un expédient inévitable (…) et rien de plus». (ELG, p. 83).
Le principe de différentialité, caractérisant le principe de sémioticité, est une conséquence de l’équation «synchronie = psychisme = grammaire». Quant à la constitution des signifiés de langue en objets scientifiques (ce principe de différentialité et ses postulats valant semblablement pour les signifiants de ces signifiés), il subsume deux postulats:
(1) ces signifiés, considérés en tant que tels, n’ayant pas d’autre essence que le fait de leur co-existence au sein d’un système, peuvent être construits analytiquement du point de vue exclusif des rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres, autrement dit du point de vue exclusif de leurs différences réciproques; ce postulat, ancrant la description du «signifié de langue» dans «la langue en elle-même et pour elle-même», assure à la discipline descriptive qu’est la linguistique de la langue qui l’adopte son indépendance de toute ontologie préalable: c’est parce que, regardant les unités du système, une sémiotique différentielle n’a pour finalité que de décrire des rapports qu’elle peut, en pratique, littéraliser les traits de signifié d’un signe de langue (notamment par le truchement par d’autres signes de langue);
(2) ces différences réciproques des signifiés peuvent être décrites (littéralisées) comme les valeurs pures d’une algèbre. Lesdites différences étant, pour chaque signe de langue, multiples –à proprement parler innombrables–, les valeurs différentielles littéralisées seront, de fait, de simples traits différentiels de signifié pertinents pour l’analyse, «le» signifié d’un signe demeurant méthodologiquement inscrutable pour ladite analyse; aussi, concevoir, à la manière des sémantiques structurales, un ensemble de traits différentiels de signifié comme définissant «la substance d’un lexème», revient en fait à manquer le principe de différentialité: un ou plusieurs traits de signifié, dans la perspective saussurienne, ne relèveront jamais que d’une grammaire différentielle dont la seule «substance» (ou «référence») ne peut être autre que la totalité du système de la langue.
Dans ces postulats, c’est rien moins qu’une révolution de l’ontologie –l’apparition d’une ontologie négative réfutant la métaphysique occidentale de l’être– qui s’opère.
Je voudrais, à ce propos, citer une remarque récente de Jean-Claude Milner, qui résume de manière limpide le paradoxe d’un structuralisme fondé sur la révolution ontologique saussurienne et n’étant pas pourtant parvenu à «transformer l’essai» de cette révolution:
«Qu’en s’appuyant sur une ontologie si nouvelle (…) on ait pu en savoir plus qu’on n’en avait jamais su sur ce qui pouvait paraître le plus propre à l’homme et qui, pour cette raison peut-être, lui était demeuré le plus opaque, voilà qui demeure un épisode remarquable dans l’histoire de la pensée. Il ne semble pas que le siècle naissant en prenne l’exacte mesure. Sans émettre aucune prédiction quant à l’avenir, on ne peut exclure qu’un jour cette innovation ontologique (il n’y en a pas eu tellement dans l’histoire occidentale) retrouve un usage fécond. Sous une forme et à des fins qu’on ne peut imaginer». (Le périple structural, 2002)
2.4. Le principe d’algébricité
Les principes de sémioticité et de différentialité s’assortissent, comme on l’a vu, d’un réquisit radical pour l’analyse linguistique: « l’expression simple sera algébrique ou ne sera pas» (ELG, p. 236). Si l’algèbre en question, contrairement à celle en usage dans d’autres domaines, n’est pas la notation de valeurs positives, mais l’expression de valeurs purement différentielles, cette algèbre ne ressortit pas pour autant au projet d’une écriture analogique relative à la langue et au langage: en eux-mêmes, la langue et le langage sont une algèbre de signes, dont il convient seulement, par l’analyse, de mettre en évidence le fonctionnement différentiel.
Ce réquisit d’algébricité, qui soutient la scientificité du programme de Saussure, est obstinément revendiqué dans ses écrits:
«Notre point de vue est en effet que la connaissance d’un phénomène ou d’une opération de l’esprit suppose préalablement la définition d’un terme quelconque; non pas la définition de hasard qu’on peut toujours donner d’un terme relatif par rapport à d’autres termes relatifs, en tournant éternellement dans un cercle vicieux, mais la définition conséquente qui part à un endroit quelconque d’une base, je ne dis pas absolue, mais choisie expressément comme base irréductible pour nous, et centrale de tout le système. S’imaginer qu’on pourra se passer en linguistique de cette saine logique mathématique, sous prétexte que la langue est une chose concrète qui “devient” et non une chose abstraite qui “est”, est à ce que je crois une erreur profonde (…)» (ELG, p. 34)
«Au reste, ne nous faisons pas d'illusions. Il arrivera un jour, et nous sommes absolument conscient ici de la portée de [], où on reconnaîtra que les quantités du langage et leurs rapports sont régulièrement exprimables, de leur nature fondamentale, par des formules mathématiques». (ELG, p. 206)
«La diversité successive des combinaisons linguistiques (dites états de langue) qui sont amenées par l'accident sont éminemment comparables à la diversité des situations d'une partie d'échecs. Or chacune de ces situations ou ne comporte rien, ou comporte une description et une appréciation mathématique». (ELG, p. 206-207)
«Comme chaque notion, par exemple syllabe, diphtongue eu, ne peut être marquée que par une colonne, admettant (selon la compréhension du terme) plusieurs états successifs, mais en tout cas plusieurs époques, il est tout à fait inutile de se débattre avec la terminologie [] et de se figurer longtemps avec naïveté que c'est par maladresse ou incomplète disposition du vocabulaire qu'on ne trouve pas les expressions simples. Il n'y a pas du tout d'expression simple pour les choses à distinguer primairement en linguistique; il ne peut pas y en avoir. L'expression simple sera algébrique ou ne sera pas». (ELG, p. 236)
C’est ici l’épistémologie de la grammaire comparée, que Saussure a été le premier à penser, qui lui sert de modèle. En effet, dans la tradition des langues à notation alphabétique, le «signe» de la grammaire comparée est de facto littéralisé au niveau de l’unité phonème du plexus syllabe (c’est cette lettre même, notant l’objet «phonème», qui est à l’origine du concept de littéralisation scientifique). Conçu comme objet de science, cet objet littéralisé ressortit à une algèbre: «on peut le remplacer par un numéro», écrit Saussure, qui a illustré cette conception dans ses travaux de comparatiste et qui a thématisé le caractère mathématique de la grammaire comparée dès ses conférences de 1891. En outre, le «signe» comparatiste fait l’objet d’une écriture formelle, énonçant des lois falsifiables.
Sur la base de ses célèbres dualités, l’auteur du Mémoire sur le système des voyelles va redéployer son épistémologie de la grammaire comparée –science du signifiant en diachronie– en une épistémologie d’une linguistique propre à traiter scientifiquement le signifié en synchronie. Quant à ce redéploiement, sa réflexion porte essentiellement, comme on vient de le voir, sur le premier critère de scientificité: la littéralisation de l’empirique. Les deux autres critères –la formalisation des lois et leur réfutabilité– restent inscrits en creux dans cette réflexion. J’y reviendrai.
2.5. Le principe d’empiricité
Enfin, ces principes s’assortissent d’un autre principe essentiel: le principe d’empiricité. En effet, pour être conçu comme objet d’une science, le signe linguistique se doit d’être un objet empirique, autrement dit: un observable muni de coordonnées spatio-temporelles.
Sur ce point, l’épistémologie saussurienne que nous dévoilent les textes originaux est très claire. L’index de L’essence double permet de la découvrir sous les entrées «esprit», «conscience» et «sujet».
Au plan de ses coordonnées spatiales, cet objet est observable dans l’esprit d’un sujet humain, locuteur d’une langue –appelé par Saussure sujet parlant– par exemple dans l’esprit d’un grammairien ou du lecteur/auditeur d’une analyse linguistique:
«Les premières et les plus irréductibles entités dont peut s’occuper le linguiste sont le produit d’une opération latente de l’esprit». (ELG, p. 23)
«Il n’EXISTE linguistiquement que ce qui est aperçu par la conscience, c’est-à-dire ce qui est ou devient signe». (ELG, p. 45)
«Le lieu du mot, la sphère où il acquiert une réalité, est purement l’ESPRIT, qui est aussi le seul lieu où il ait son sens». (ELG, p. 83)
Aussi, c’est bien l’existence d’un observable empirique qui soutient l’équation «synchronie = psychisme = grammaire», et la distinction fondamentale synchronie/diachronie apparaît ici dans toute son importance quant à la création d’un objet épistémologique:
«Les différences (…) résultent du jeu compliqué et de l’équilibre final (…) Comme quoi fait de langue demande séparation entre les points de vue diachronique et synoptique». (ELG, p. 43)
«Une sémiologie, c’est-à-dire d’un système de signes totalement indépendant de ce qui l'a préparé et tel qu’il existe dans l'esprit des sujets parlants». (ELG, p. 66)
Et le principe de différentialité est lui-même explicitement rattaché au principe d’empiricité:
«Les objets [que la linguistique] a devant elle n’ont jamais de réalité en soi, ou à part des autres objets à considérer; n’ont absolument aucun substratum à leur existence hors de leur différence ou en DES différences de toute espèce que l’esprit trouve moyen d’attacher à LA différence fondamentale ((mais que leur différence réciproque fait toute leur existence à chacun)». (ELG, p. 65)
Ce principe d’empiricité reflète en outre une position philosophique –une ontologie– singulière, mettant en oeuvre une critique radicale de la dualité cartésienne matière/esprit: le signe saussurien est à la fois et indissolublement un fait «spirituel» et un objet observable muni de coordonnées spatio-temporelles.
Par ailleurs, la métaphysique sous-jacente à l’épistémologie saussurienne ne se cantonne pas à ce dépassement de Descartes: elle réfute également la dualité corps/esprit et, par avance, ses réductions cognitivistes, d’une autre manière: en s’inscrivant dans une représentation, non pas de deux mondes, mais de trois, à la manière des Mondes 1, 2 et 3 de Karl Popper: le monde matériel / le monde de l’esprit individuel / le monde de l’esprit collectif:
«2° On se représentait la langue dans une sphère indéfinissable comme une sorte de végétation, tandis que la linguistique d’aujourd’hui y reconnaît un produit de l’esprit humain : la langue n’est plus quelque chose se développant par elle-même, elle est à tout moment l’oeuvre de l’esprit collectif. (Deuxième cours de linguistique générale, Riedlinger, CLG/E, I, p. 17, 93)
Enfin, au plan de ses coordonnées temporelles, l’objet empirique saussurien apparaît observable dans le moment de son interprétation. Aussi ses coordonnées d’observation appartiennent-elles de facto à l’espace et au temps de la parole, dans laquelle se matérialise le fait sémiotique:
«Le mot, pas plus que son sens, n’existe hors de la conscience que nous en avons, ou que nous voulons bien en prendre à chaque moment». (ELG, p. 83)
3. Un programme néo-saussurien
Sur la base de ces principes généraux posés par Saussure –de ce programme saussurien– se laissent énoncer des principes complémentaires, qui en découlent ou les prolongent dans une perspective épistémologiquement cohérente, pour constituer ce que l’on peut appeler un programme néosaussurien, que je vais maintenant tenter de préciser.
Une caractéristique essentielle de ce programme est qu’il n’ambitionne pas d’analyser le sens comme tel –s’entendant comme interprétation d’un «texte»– encore qu’il prenne celui-ci pour objet empirique. Autrement dit, le programme n’a pas pour finalité de produire un métalangage de l’interprétation linguistique comme telle. Posant au contraire l’inscrutabilité du sens pour l’une de ses prémisses, il se cantonne, comme on va le voir, à l’analyse de valeurs purement différentielles concourant à la constitution de l’interprétation linguistique, et in fine à une analyse purement différentielle de cette interprétation elle-même.
Une autre caractéristique de ce programme néo-saussurien est qu’il développe le principe d’une dualité inséparable d’une linguistique de la langue et d’une linguistique de la parole, étendant systématiquement les principes généraux du programme saussurien à cette linguistique duelle.
Les principes complémentaires de ce programme néosaussurien peuvent être résumés brièvement ainsi.
3.1. Restriction de l’objet empirique
Le programme se donne un objet empirique méthodologiquement restreint: l’interprétation effective d’un «texte» par un sujet parlant – cette interprétation étant, au premier chef, celle de l’analyste, et celles, homologues, des destinataires de l’analyse. (Cette homologie d’interprétation est attestée par un jugement de différentialité, dont je vais parler dans un instant).
Ce point de vue restrictif revient à dé-réifier le texte analysé. La seule existence reconnue à ce texte par l’analyse est celle d’un fait d’esprit, muni de coordonnées spatio-temporelles. La matérialité du texte (énoncé oral ou fixé sur un support quelconque) n’est que la trace de ce fait d’esprit – lequel peut, sur la base de cette trace, être reproduit et analysé. Point d’entrée de l’analyse, le texte ainsi défini, ressortissant par définition à une conjonction de valeurs de langue et de valeurs de parole, est également considéré comme le corpus de l’analyse.
3.2. Trois niveaux d’analyse
Le programme distingue trois niveaux d’analyse interdépendants, unifiés par les principes de sémioticité et de différentialité. A ces trois niveaux d’analyse, correspondent trois types de «valeurs»: (1) des valeurs différentielles de langue (sémiotique de la langue); (2) des valeurs différentielles de parole (sémiotique de la parole); (3) des corrélations différentielles entre valeurs de langue et valeurs de parole, relatives à l’interprétation du texte considéré (sémiotique de l’interprétation).
3.3. Sémiotique de la langue (niveau local)
Les valeurs de langue, compositionnelles, s’analysent selon trois paliers, également unifiés par les principes de sémioticité et de différentialité: le palier phonologique, le palier morphologique et le palier syntagmatique (ou syntaxique). Que ces valeurs soient «in absentia» ou «in praesentia» (dans la terminologie saussurienne), elles ont toujours, par définition, un caractère «in absentia» qui permet de les traiter sur une base sémiotique et différentielle (ainsi la valeur in praesentia d’une géométrie syntaxique réalisée, conçue comme un signe, se laisse définir par opposition in absentia à la valeur d’une autre géométrie syntaxique possible).
Chaque palier inclut des unités et des plexus – les plexus formant à leur tour des unités pour se recomposer dans des plexus d’empan supérieur. Cette composition d’unités et de plexus s’opère à la fois à l’intérieur d’un palier d’analyse (composition interne) et entre les paliers euxmêmes (composition externe). Par exemple: au palier phonologique, l’unité «phonème» se compose dans le plexus «syllabe»; au palier morphologique, l’unité «morphème » se compose dans le plexus «lexème»; au palier syntaxique, le principe de chomskyen de «fusion» (merge) n’est autre que celui d’une recomposition d’unités dans des plexus (la récursivité syntaxique étant elle-même une conséquence de cette logique sémiotique).
Par ailleurs, le point de vue sémiotique permet de traiter, dans la stricte perspective d’une linguistique de la langue, des phénomènes comme l’embrayage/déixis (indexicalité extratextuelle) et l’anaphore (indexicalité intra-textuelle).
On parlera indifféremment, à ce niveau, de sémiotique locale.
3.4. Sémiotique de la parole (niveau global)
Les valeurs de parole se fondent, de même, sur les principes de sémioticité et de différentialité.
Le pas franchi par le programme est de postuler le point de vue d’un signe global -autrement dit: d’un signifié global s’étendant à la totalité du signifiant- texte analysé (que le texte soit une holophrase de la conversation familière, un roman de 800 pages ou quelque séquence que ce soit de ce roman). Contrairement au signe de langue, le signe de parole n’obéit pas à une logique compositionnelle partie-tout; au contraire, global, il détermine l’interprétation compositionnelle de ses parties que sont les signes de langue. Ceci étant, tout comme les signes de langue, les signes de parole peuvent se composer, à leur niveau, dans des unités et des plexus de globalité. Par exemple: les séquences correspondant aux «tours de parole» se composant au sein d’une conversation; les séquences de discours rapporté au sein d’une séquence orale ou écrite qui les contient; les parties conventionnelles d’un canon textuel (comme la «chute» au sein d’un sonnet, la péroraison au sein d’un discours), etc.
Aux signifiés globaux de parole, correspondent des objets conceptuels intuitifs –familiers à diverses approches d’analyse textuelle ou discursive, mais souffrant d’un déficit épistémologique notoire– dénommés diversement discours, type, mode, genre, champ générique, sous-genre, registre, domaine, niveau, isotopie, thème, etc. Dans la présente perspective néosaussurienne, ces objets conceptuels sont ré-analysés de manière à être traités exclusivement sur un mode sémiotique et différentiel.
3.5. Sémiotique de l’interprétation (corrélation du niveau local et du niveau global)
Sur la base des deux niveaux d’analyse précédents, une sémiotique de l’interprétation se laisse définir: elle revient à établir des lois de corrélation entre valeurs de parole et valeurs de langue. En d’autres termes, elle décrit, pour un texte donné, l’actualisation de valeurs locales par des valeurs globales.
Ces lois de corrélations sont elles-mêmes gagées sur le principe de différentialité, en cela qu’elles peuvent être rapportées à une homonymie textuelle virtuelle. Il est en effet toujours possible, pour un segment de texte donné, de construire un autre segment de texte dont le signifiant phonologique est identique et dont l’interprétation diffère; la différence d’interprétation sera analysée comme relevant de deux lois de corrélations distinctes entre deux signifiés globaux distincts et les signifiés distincts d’un ou de plusieurs signes locaux identiques.
Selon le principe de linéarité, le signifiant phonologique d’un texte donné –niveau auquel s’entend l’homonymie– est par définition à la fois global et local. Des signifiants globaux (prosodie ou accompagnement posturaux-gestuels d’un texte oral, forme graphique ou paratextuelle d’un texte écrit, etc.) n’en existent pas moins. Ils relèvent de la seule sémiotique de la parole et, de ce fait, ne sont pas considérés dans le point de vue d’homonymie.
Cette notion d’homonymie textuelle présente deux intérêts essentiels:
1° elle fournit à la sémiotique de l’interprétation le cadre conceptuel d’une littéralisation des oppositions de sens –attestées initialement par le simple «jugement de différetialité» d’un sujet parlant– sous la forme de deux variables corrélées liées à un référentiel invariable; ce faisant, cette sémiotique construit l’objet «interprétation» comme purement différentiel (en d’autres termes: elle traite du sens tout en respectant le principe de son inscrutabilité);
2° au plan des sémiotiques de la langue et de la parole, elle justifie l’élaboration de grammaires ad hoc de valeurs différentielles : en étendant le corpus d’interprétation à deux (ou plusieurs) textes homonymes, la littéralisation oppositive des valeurs de langue, tout comme celle des valeurs de parole, pourra se limiter à des oppositions relatives à ce seul corpus d’interprétation.
Une telle sémiotique de l’interprétation, dotant l’analyse d’une épistémologie, lui fournit également une méthodologie. En outre, elle constitue, de manière plus générale, une heuristique pour l’élaboration de grammaires de langue et de parole, en ce qu’elle fait apparaître des valeurs pertinentes pour ces grammaires (on peut même considérer que cette sémiotique constitue une écriture formelle de l’origine implicite de toute grammaire de langue ou de parole).
3.6. Scientificité «galiléenne» du programme néosaussurien
C’est exclusivement parce que l’objet d’analyse est posé comme un objet empirique d’esprit et comme strictement différentiel –le sens étant, corollairement, considéré comme inscrutable– que cette sémiotique du langage peut prétendre à une scientificité galiléenne. En effet, si l’on se donne pour critères d’une science galiléenne 1° la littéralisation de l’objet empirique, 2° la formalisation de lois, 3° la réfutabilité de ces lois, force est de constater que le programme néosaussurien satisfait bien à ces critères:
- l’analyse en traits différentiels des signes de langue, tout comme celle des signes de parole, peuvent être tenue pour une notation algébrique de la valeur différentielle de ces signes – autrement dit: comme la littéralisation de cette valeur;
- les lois de corrélation formulées sur la base de cette littéralisation, regardant un corpus d’interprétation étendu à au moins deux textes homonymes, peuvent être considérées comme une formalisation;
- le «jugement de différentialité» appliqué à ces lois garantit leur réfutabilité.
3.7. Une illustration
Deux analyses volontairement très simples illustreront ce cadre épistémologique:
1.
Soit un corpus composé du roman À la recherche du temps perdu de Marcel Proust (texte T) et d’un texte homonyme créé pour l’analyse (texte T’) dont la différence de signifiéglobal avec le roman est marquée par le sous-titre Autobiographie.
On notera respectivement les signifiés globaux de T et T’:
[+ roman] et [– roman]
([– roman] signifiant, dans le corpus concerné, [+ autobiographie]).
Soit les signifiés locaux du morphème je et de ses déclinaisons (relevant d’une grammaire morphémique de l’indexicalité), dans toutes leurs occurrences hors dialogues.
On notera ces signifiés:
[+ narrateur] ou [– narrateur]
([– narrateur] signifiant, dans le corpus concerné, [+ auteur]).
On en déduit les deux corrélations différentielles :
[+ roman] => [+ narrateur]
et
[– roman] => [– narrateur].
2.
Soit un corpus composé de deux énoncés homonymes prononcés par Madame Dupont: «Je suis jolie aujourd’hui!»:
- le texte T est un commentaire adressé à son mari par Madame Dupont, qui se regarde dans la glace;
- le texte T’, homonyme, est une adresse, prononcée d’une voix infantilisante, à sa petite fille de deux ans qui survient tout endimanchée.
On notera respectivement les signifiés globaux de T et T’:
[– posture infantilisante] et
[+ posture infantilisante]
Soit les signifiés locaux du morphème je (relevant d’une grammaire morphémique de l’indexicalité):
[+ locuteur] ou [– locuteur]
([– locuteur] signifiant, dans le corpus concerné, [+ allocutaire]).
On en déduit les deux corrélations différentielles :
[– posture infantilisante] => [+ locuteur]
et
[+ posture infantilisante] => [– locuteur].
4. Conclusion
Il y aurait bien des choses à développer en conclusion:
- en quoi le programme saussurien pourrait remettre en cause la nébuleuse actuelle de «sciences du langage» plurielles dépourvues d’épistémologie claire et unificatrice, et réhabiliter une science unifiée dite linguistique, au singulier;
- comment ce programme est de nature à unifier, regardant l’étude du langage, les traditions logico-grammaticale et rhétorique/ herméneutique;
- comment il permet de dépasser l’opposition nature/culture, et son avatar contemporain de la division entre un cognitivisme hégémonique et des sciences de la culture parfois erratiques;
- en quoi il peut inspirer la philosophie du langage – et permettre, par exemple, de repenser le projet d’une herméneutique matérielle, formulé par Schleiermacher il y a deux siècles; ou entrer en résonance avec la «seconde philosophie» de Wittgenstein;
- comment il remet en question… la remise en question de la linguistique comme «phare des sciences humaines» (ce qu’elle n’a pourtant cessé d’être depuis plusieurs millénaires), en ouvrant de nouveaux horizons à la collaboration entre linguistes et littéraires, linguistes et sociologues, linguistes et psychologues…
Devant l’ampleur de ces perspectives, je préfère laisser François Rastier conclure plus simplement à ma place:
«Si l’on entend parler depuis quelque temps de ‘retour à Saussure’, la situation est bien différente de celle qui prévalait voici cinquante ans (…). Le corpus saussurien s’est accru de manuscrits et de cahiers d’étudiants qui permettent de nouvelles lectures, philologiquement établies, de la théorie saussurienne. On a regrettablement considéré ces documents comme des matériaux préparatoires au Cours de linguistique générale (…) Les manuscrits sont les seuls écrits authentiques à partir desquels l’on doive travailler, les cahiers d’étudiants et le Cours n’étant que des documents annexes et complémentaires. (…)
La curiosité qu’attise le thème romanesque du manuscrit retrouvé n’explique qu’en partie le succès des Ecrits de linguistique générale. On assiste tout à la fois à une relecture de l’oeuvre de Saussure, facilitée par l’extension du corpus, et à un regain d’intérêt pour le saussurisme, favorisé sans doute par la faillite théorique et pratique du chomskysme, la faiblesse descriptive du cognitivisme et l’anecdotisme de la pragmatique ordinaire. Cela présage une réappropriation de Saussure et, souhaitons-le, un nouvel essor de la linguistique saussurienne. Paradoxalement, Saussure n’est pas dépassé: soit on n’a pas encore pris la peine de le lire; soit, faute d’avoir su reconstituer les principaux enjeux de sa pensée, on n’en a pas saisi la radicalité fondatrice; soit enfin on ne se l’est pas approprié de manière à pouvoir la critiquer de manière à la dépasser: un véritable retour conduirait en avant». («Saussure au futur», Texto!).
1 Artículo publicado en la revista electrónica Texto, juillet 2008, vol. XVIII, n°3. http://www.revue-texto.net/index.php?id=1850 [Link].