El año Colombia-Francia
ENTORNOS, Vol. 30, No. 2, Noviembre 2017
« Macron songe autant à 1958 qu'à 1981 »1
Jean-Claude Milner & Alexandre Devecchio
FIGAROVOX. - Emmanuel Macron vient d'être élu président de la République. Dans votre livre d'entretien avec Philippe Petit, vous faites un diagnostic très serré de l'état de France. Vous évoquez tour à tour l'Europe, l'école, le pouvoir judiciaire. Toutes ces questions ont-elles été soulevées par les différents candidats lors de la campagne ? Emmanuel Macron vous semble-t-il en mesure d'y répondre ?
Jean-Claude MILNER. - L'Europe a été très largement évoquée au cours de la campagne ; l'école, très peu et l'on a eu droit aux ritournelles ordinaires ; la question du pouvoir judiciaire a été soulevée, mais seulement par les candidats qui pensaient avoir à se plaindre des juges. Leurs propos étaient d'emblée disqualifiés puisqu'on pouvait à tout moment les rapporter à une tactique de défense individuelle.
Pour que le nouveau Président aborde les questions, il faudrait qu'il ait conscience qu'elles se posent. Jusqu'à présent, il n'a pas donné l'impression de mesurer l'étrangeté des discussions que suscite l'appareil judiciaire. Alors que les Constitutions de 1875, 1946 et 1958 excluent ouvertement la notion de pouvoir judiciaire, tout le monde ou presque s'enthousiasme en faveur d'un tel pouvoir. Personne n'a l'air de se rendre compte qu'il s'agirait d'une profonde rupture du modèle républicain. Je ne dis pas que cette rupture soit impossible ou nocive, mais on ne peut pas la prendre à la légère, sous prétexte que les juges sont honnêtes, sympathiques, progressistes etc. Si Emmanuel Macron est aussi ignorant de la difficulté qu'il a semblé l'être, il ne fera rien ou rien de bon.
Sur la question de l'école, on peut être plus affirmatif. Si l'on s'en tient aux quelques suggestions qui ont été faites par le candidat, si de plus on s'intéresse à son parcours intellectuel et à son entourage, on peut prédire qu'il prendra les mauvaises décisions. Paul Ricoeur fut un grand professeur, mais sur la question de l'institution universitaire, sa réflexion demeura courte. Il semble que les sociologues aient fortement influencé le programme du candidat ; l'expérience montre qu'en matière d'enseignement, ils n'ont, sauf exception, jamais cessé de se tromper. Par ailleurs, il est de fait qu'au Ministère de l'Éducation nationale, tout est verrouillé pour qu'y règne une orthodoxie pédagogique, dont les garants n'entendent pas se laisser déposséder de leurs prérogatives. Même si le nouveau Président s'est formé des conceptions justes - ce que je ne crois pas -, la technostructure l'empêcherait de les mettre en oeuvre.
L'Europe semble son principal souci. En soi, cela n'a rien d'original. Depuis Valéry Giscard d'Estaing, tous se sont présentés en chantres de l'Europe de Jean Monnet. Emmanuel Macron a néanmoins une originalité : il donne le sentiment de savoir de quoi il parle. Mis à part les ornements rhétoriques obligés, il va droit au but : l'Europe n'a dans son discours qu'une seule fonction réelle ; elle doit faciliter l'enrichissement des individus et leur garantir les libertés qui leur permettront de jouir plus confortablement de cet enrichissement. Moyennant une telle clarté de vues - d'aucuns parleraient de cynisme-, il peut bâtir une solide alliance avec la plupart des grands pays de l'Union. Il peut même devenir un leader idéologique.
Vous décrivez une France morose et bloquée qui ne s'est toujours pas remise de la défaite de 1940. Macron incarne un certain optimisme. Son élection n'est-elle pas totalement contracyclique ?
Elle l'est. Mais l'arrivée au pouvoir des gaullistes présentait déjà ce caractère. Il est intéressant de lire les historiens de langue anglaise. Tous ceux qui ont publié sur l'Europe d'après-guerre considéraient, au début des années 60, que la France était engagée dans un cycle inexorable de désindustrialisation, d'appauvrissement, de perte de visibilité internationale. Je citerai comme exemple David Landes et son grand ouvrage sur l'Europe technicienne. Dans la première édition, qui date de 1965, il expose cette doctrine décliniste, mais dans les éditions suivantes, il avoue qu'il s'est trompé. La France était entre temps sortie du cycle. Quand on se penche sur ce qui s'est passé, la réponse saute aux yeux: l'arrivée au pouvoir d'un groupe de politiques convaincus que l'industrialisation était nécessaire et qu'à cette fin, il fallait débloquer la machinerie institutionnelle en cassant le système des partis, en gouvernant contre les notables locaux etc. S'y ajoute bien entendu la fin de la guerre d'Algérie, mais elle n'est pas indépendante de la volonté de rompre le cycle.
Croire à un homme providentiel, que ce soit pour sa vieillesse ou sa jeunesse, c'est dans les deux cas l'optimisme du désespoir.
En 1958, l'élection du Général De Gaulle s'est faite au suffrage indirect, mais elle a reposé sur un optimisme de l'opinion. J'admets qu'il n'était pas de même nature : le caractère providentiel de cet homme presque septuagénaire dépendait de ce qu'il avait fait avant ; le caractère providentiel d'Emmanuel Macron dépend de sa jeunesse et de son absence de passé. Mais croire à un homme providentiel, que ce soit pour sa vieillesse ou sa jeunesse, c'est dans les deux cas l'optimisme du désespoir. La France de 2017, à l'issue d'un quinquennat qui a déçu, est aussi désespérante que la France de 1957 - la guerre coloniale en moins, mais le terrorisme, à certains égards, joue un rôle comparable. L'optimisme des gaullistes et celui des macroniens sont également contrecycliques. Je soupçonne d'ailleurs Emmanuel Macron de songer à 1958 au moins autant qu'à 1981.
Vous écrivez, « tout ce qui caractérise le modèle français contredit directement le modèle européen ». Macron, qui a revendiqué son européisme, peut-il, selon vous, réconcilier la France et l’Europe ?
Ce ne sera pas symétrique. Si je me fie aux déclarations, le modèle français devra abandonner plus de choses que ne fera le modèle européen. A vrai dire, je ne sais pas ce qu'Emmanuel Macron souhaite retenir du modèle français. Sur un point au moins, il a laissé entendre qu'il va l’abandonner : la laïcité. Rappelons de quoi il s'agit. Selon moi, la question se résume à la conception de la tolérance. Dans le modèle anglo-saxon, la tolérance est une chose trop sérieuse pour être confiée à l'État; elle doit être confiée aux individus ; l'État n'a d'autre rôle que de lever les obstacles qui pourraient empêcher les individus tolérants de manifester leur tolérance, y compris envers les intolérants. Dans le modèle français, la tolérance est une chose trop sérieuse pour être confiée aux individus ; il appartient à l'État d'empêcher les individus intolérants d'agir en intolérants. La laïcité française se définit donc ainsi : (a) c'est une tolérance imposée par l'État aux individus, (b) on suppose en effet que tout individu est spontanément porté à l’intolérance ; (c) puisque tout individu est porté à l'intolérance, tout signe religieux visible est légitimement suspect, au moins dans l'espace qui dépend de l'Etat. Le premier modèle repose sur une vision optimiste des individus et pessimiste de l'État ; le second repose sur une vision pessimiste des individus et optimiste de l'État. Emmanuel Macron semble avoir conclu ; puisque, hors de France, personne en Europe n'admet ni ne comprend le modèle français, il est vain de chercher à l'imposer. Bref, la logique voudrait que le quinquennat qui vient marque la fin de la conception française de la laïcité. Je le regrette pour ma part, mais c'est ainsi.
Vous soulignez que la société française est entravée. Macron prétend justement la libérer. Son programme permet-il de faire sauter certains verrous ou au contraire « vise à empêcher les intrus de pénétrer dans le cénacle des belles âmes » ?
Sur ce point, le programme est clair. Constatant que la société française de 2017 est aussi entravée que l'était la société de 1789, le candidat a fait quelques promesses. Elles ont pour horizon le « laissez faire, laissez passer ». La difficulté, la voici : la maxime du laissezfaire prend consciemment le risque de faire régner la loi du plus fort. Dans un univers idéal, libéré de toute entrave, on suppose qu'il y a plusieurs types de force et qu'en s'entrecroisant, elles font que la loi du plus fort parvient à un équilibre à la fois harmonieux et évolutif. Mais on n'est pas dans un univers idéal. Le libre jeu des forces est un doux rêve, il faut donc ruser. Logiquement, on devrait entrer dans une phase de négociations et d'ajustements constants. La substitution des accords d'entreprise aux accords de branche s'inscrivait déjà dans cette conception. Paradoxalement, il semble que pour instaurer le règne de la négociation constante, il faille passer par ce qui en semble l’opposé : les ordonnances.
Je ne sais pas si l'individu est spontanément intolérant, comme le pensaient les concepteurs de la laïcité, mais je sais qu'il sécrète les blocages dès qu'on lui en donne l'occasion.
Cela s'explique aisément, mais en même temps on peut y déceler la limite du programme. La négociation constante peut devenir une nouvelle entrave à l'innovation. On en a fait l'expérience ; la « réunionnite » aiguë est l'une des plaies des universités, des hôpitaux, des entreprises. Elle sévit en France, mais elle sévit aussi aux États- Unis, royaume de la libre entreprise. En résumé, je ne sais pas si l'individu est spontanément intolérant, comme le pensaient les concepteurs de la laïcité, mais je sais qu'il sécrète les blocages dès qu'on lui en donne l'occasion. Or, le laissezfaire peut fournir de telles occasions.
La campagne que nous venons de vivre est-elle caractéristique de l’« hypocrisie» des élites que vous dénoncez?
Bien évidemment. Tel candidat se présente en héros de la probité ; on découvre des fautes de comportement telles qu'en un instant il passe pour le dernier des malfrats. Hypocrisie chez le candidat, hypocrisie chez ceux qui le dénoncent. Considérons à présent ceux qui représentent la gauche extrême ; ils s'adressent à la petite bourgeoisie, seule couche à voter pour eux. Mais ils se gardent de parler d'elle ; ils parlent des ouvriers, alors qu'ils savent que les ouvriers ne votent pas pour eux. Chose rare, le discours de la gauche extrême a été porté par un véritable orateur. On a assisté dès lors à la naissance d'un vote esthétique ; l'électeur se laisse convaincre parce qu'il a entendu de beaux noms employés à bon escient. Hypocrisie du côté de l'orateur qui sait qu'il joue des mots comme d'un accordéon, hypocrisie du côté de l'électeur qui se persuade qu'il fait de la politique, alors qu'il danse au bal musette. Je ne m'étendrai pas sur la droite extrême ; les données sont trop claires. Plus intéressant, le cas d'Emmanuel Macron. Je l'exonérerai du crime d'hypocrisie ; je reconnais plutôt chez lui des sincérités alternées. On a raillé sa propension à user de la locution « en même temps ». La colonisation est un crime contre l'humanité, mais en même temps les colons ne sont pas des criminels ; bref, on soutient A, mais, l'instant d'après (« en même temps ») non-A. Sincérité entière au moment de la thèse, sincérité entière au moment de l'antithèse. Attention, cependant : on ne confondra pas les sincérités alternées, forme subtile du centrisme, avec les vérités alternatives de Donald Trump, qui sont le contraire même du centrisme et ont plutôt à faire avec le totalitarisme.
Vous dénoncez le pouvoir exorbitant des juges. L'affaire Fillon qui a parasité la campagne est-elle symptomatique de cette dérive. En quoi ?
Soyons précis. Le cas de François Fillon concerne le statut du Parquet national financier et la liberté qu'il s'est donnée d'enquêter au sein du Parlement. A mes yeux, il s'agit moins là du pouvoir des juges au sens strict que du pouvoir d'investigation d'un procureur. Tel qu'il a été exercé, ce pouvoir a-t-il ou non franchi la limite acceptable ? Certains spécialistes du droit l'ont affirmé. Je ne sais pas si des abus ont été commis, mais le seul fait qu'on puisse évoquer cette possibilité devrait inquiéter. Car les abus commis contre un puissant sont plus dangereux que les abus commis contre les humbles ; l'opinion s'indigne des seconds et parfois les combat, mais elle accepte joyeusement les premiers, croyant assister à la lutte de David contre Goliath. Or, Goliath n'est pas forcément celui qu'on croit. En tout cas, un précédent est créé dont tous les juges se réclameront et dont tous les justiciables pâtiront.
Vous soulignez également le fait que la guerre d'Algérie reste aujourd'hui une ligne de fracture idéologique. Macron a qualifié ce conflit de « crime contre l’humanité ». Que cela vous inspire-t-il ?
Macron a parlé de la colonisation en général, sans mentionner la guerre d'Algérie spécifiquement, ni même la place particulière de l'Algérie dans la colonisation française. C'est bien la colonisation et non la guerre qui est qualifiée de crime contre l'humanité et de barbarie. Il faut souligner ce point, parce que le débat aurait été tout autre et, je pense, beaucoup plus violent, si Macron avait parlé seulement de la guerre, sans aborder la question d'ensemble de la colonisation. En fait, la question de la colonisation ne fait plus guère débat ; la plus grande partie de l'opinion se refuse à la tenir pour un crime, mais peu de gens la tiennent pour un épisode glorieux. Moyennant quelques correctifs, la position de Macron a finalement été acceptée ; elle n'a pratiquement joué aucun rôle dans la campagne.
Reste que le propos a été tenu en Algérie. Indirectement, il touche à la guerre d'Algérie. Mais l'adverbe indirectement importe. Le fait est que personne encore, parmi les responsables nationaux, ne parle directement de cette guerre. Parce qu'à la différence de la colonisation, elle divise encore. L'opinion française se rangeraitelle unanimement derrière un Président qui reconnaîtrait qu'on a dévoyé le service militaire obligatoire pour impliquer les conscrits dans des opérations de combat et cela, sans jamais leur avouer qu'il s'agissait d'une guerre ouverte ? Admettrait-elle unanimement qu'il condamne la sauvagerie des soldats français, sans rappeler que l'adversaire menait peut-être une guerre juste, mais qu'il la menait sans pitié ? Supporteraitelle enfin qu'il rappelle, sans fioritures, que tout cet effort, toutes ces violences, tous ces morts ont abouti à une pure et simple défaite ? Je ne le crois pas. Les propos d'Emmanuel Macron ont pu choquer, mais ils ne sont rien à côté de ceux que la réalité historique aurait pu lui faire tenir.
Comment dépasser notre passé ? Quels évènements historiques pourraient sortir la France de la crise existentielle dans laquelle elle est plongée depuis quatre décennies ?
Dans ce domaine, rien n'est prévisible. On a beaucoup dit que le massacre du Bataclan opérait un tournant. Ce n'est pas faux ; j'en veux pour témoin l'aisance avec laquelle on chante la Marseillaise dans les stades, alors qu'elle s'y faisait siffler, il n'y a pas si longtemps. Mais il en faudra davantage pour sortir définitivement des lâchetés de 1940. Au reste, qui est prêt à payer le prix, s'il se révélait que seule une guerre victorieuse, remportée sur le sol français, permettrait un changement aussi profond ? Je sais que, pour ma part, je n'y suis pas prêt. Selon moi, il vaut mieux ne pas placer sa confiance dans des événements. Je crois davantage en des réalisations économiques et/ou intellectuelles. Durant les années 60, on placardait sur les murs « Hitler … connais pas » ; on aurait pu compléter « Pétain … connais pas ». Je sais que la prestidigitation gaullienne y a contribué, mais on peut y ajouter l'éclat de la vie intellectuelle et artistique, l'inventivité technique, le dynamisme économique. Il n'y aura pas de nouveau De Gaulle, mais dans les domaines intellectuels, artistiques, techniques etc., il suffirait de peu de choses pour que l'étouffoir se craquelle.
1 Con ocasión de la publicación de su último libro, Considérations sur la France, Jean-Claude Milner le concedió una entrevista a FigaroVox (entrevista realizada por el periodista Alexandre Devecchio) en donde se tratan temas como la elección de Emmanuel Macron, la sociedad europea, la justicia, la escuela y en particular, la crisis existencial por la que atraviesa Francia en estos momentos. El texto de la entrevista fue tomado de http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2017/05/12/31001-20170512ARTFIG00332-jean-claude-milner-macron-songeautant-a-1958-qu-a-1981.php [Link] [Nota del editor]