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Efemérides

ENTORNOS, Vol. 31, No. 1, Junio 2018

Interpréter Mai 681

Luc Ferry



Je dois d'abord confesser le caractère partiel et sans doute fort subjectif des quelques remarques qui vont suivre. Il ne s'agit pas là d'une simple précaution rhétorique mais bien du sentiment très réel de l'extraordinaire complexité du mouvement de Mai et, plus encore peutêtre, des enjeux théoriques, politiques et affectifs qui traversent les multiples tentatives d'interprétation qui ont commencé d'apparaître dès la fin du printemps 68. J'ai eu l'occasion de faire récemment encore l'expérience des passions que continuent de susciter les débats autour de Mai et j'aimerais formuler le souhait que l'on accepte, ne fût-ce qu'à titre d'hypothèse méthodique permettant le dialogue, que les controverses intellectuelles ne sont pas nécessairement la continuation des rapports de force dans la théorie.

Ce qui m'a frappé le plus en lisant ou en relisant la plupart des essais consacrés à Mai, c'est leur caractère d'interprétation « après coup» : aucun, ou presque, qui n'avoue en quelque façon la surprise, voire la stupeur devant une crise que rien ne laissait prévoir. Ce fut là l'un des thèmes principaux de La brèche, ouvrage collectif écrit à chaud, au cours même des événements2. L'un des auteurs, Claude Lefort, donnait alors de l'état de la France une description qui semble en tout point convaincante : « La France, écrivait-il, ne paraissait pas, dans les derniers jours d'avril, sur le point d'engendrer une révolution. Un pouvoir qui a gagné la stabilité, le plus ferme qu'on ait connu depuis un siècle, le mieux armé (...) ; une économie en expansion, suivant le rythme d'une croissance dont les pauses ne font pas douter qu'elle se poursuivra, le niveau de vie des salariés s'élevant peu à peu si lente soit l'ascension et réduit le bénéfice que ceux-ci tirent de l'accroissement de la productivité, la hausse des prix contenue, l'inflation conjurée, la monnaie consolidée; une opposition installée dans une pratique parlementariste et électoraliste (...) ; une population enfin qui, dans sa majorité, ne s'intéresse à la politique que le temps des joutes électorales et dont les désirs, les goûts et les conduites tendent à se modeler en fonction des mêmes critères quelles que soient les différences de classes orientés qu'ils sont par toutes les puissances qui magnifient les emblèmes de la modernité : non, voilà qui n'annonçait pas pour un proche avenir les barricades dans les rues de Paris et dix millions de grévistes »3. Bref, comme le soulignait encore Lefort, face à une telle situation, l'honnêteté intellectuelle minimale consistait à « laisser libre cours à l'étonnement», à ne point tenter coûte que coûte « d'oublier sa surprise » pour, en toute hâte, « colmater la brèche »4.

Pourtant, en raison même de cet indéniable effet de surprise, les premières interprétations de Mai devaient presque unanimement se laisser fasciner par la question de la causalité ou, en langage wébérien, par la question de l'explication des événements : soit pour proposer un principe explicatif unitaire, voire une énumération de causes occasionnelles ou concurrentes5; soit au contraire pour récuser a priori comme réductrice une telle tentative et laisser tout son mystère à la puissance créatrice de l'histoire.

Ces débats autour de l'explication de Mai sont sans nul doute essentiels. Ils mettent en jeu des questions, aujourd'hui presque classiques dans notre culture politique, comme celles du rôle respectif du mouvement ouvrier et du mouvement étudiant, ou encore, de la capacité des diverses formes de la sociologie des classes sociales à rendre compte de ce que d'autres tiendront pour l'émergence de «nouveaux mouvements sociaux», etc. Pourtant, si nous éprouvons aujourd'hui, en la deuxième moitié des « années 80 », la nécessité de repenser Mai 68, c'est bien pour prendre en vue davantage l'aval que l'amont, soit, si l'on veut: la postérité de 68.

Point n'est besoin d'une perspicacité exceptionnelle pour percevoir que nos années 80 ne ressemblent guère, en apparence, aux années 60 : le calme qui règne à l'université est parfois déconcertant et, de toute part, nous assistons à un retour des valeurs individualistes. Non seulement les anciens projets communautaires (« le mouton dans les Causses ») nous font, au mieux, sourire, mais le désinvestissement des grands projets politiques et des institutions partisanes ou syndicales qui prétendaient les incarner est une donnée de fait qui tend à prendre, dans certains cas (celui de l'extrême gauche notamment), des proportions étonnantes. Tous les repères culturels et politiques de Mai 68, de la mode hippie aux marxismes tiers-mondistes en passant par la musique rock, sont aujourd'hui en crise ; l'individu a cessé d'être militant pour devenir, selon l'admirable formule qui concluait un article d'Actuel consacré à la « nouvelle morale des années 80 », «petit, mobile et intelligent» à l'image bien sur des éminents symboles de la libre entreprise moderne que sont l'ordinateur de poche et l'industriel japonais. Paradoxe de la période que nous vivons : loin que cette nouvelle morale soit restée sans échos sur les couches sociales les plus directement engagées dans le mouvement de Mai, tout porte au contraire à croire qu'elle a été, sinon engendrée par elles, du moins largement véhiculée par leurs soins. (Un travail sur l'évolution, au cours de ces dix dernières années, d'un journal comme Libération serait tout à fait significatif à cet égard.)

Sans développer davantage ce thème, je voudrais seulement suggérer que notre compréhension de Mai gagnerait à prendre en compte les problèmes que pose cette apparente ou paradoxale rupture entre les années 60 et les années 80. Dans ses Essais sur la théorie de la science, Max Weber élabore les principes d'une herméneutique des phénomènes historiques selon laquelle une question apparemment quelque peu saugrenue doit servir de fil conducteur à l'interprète : « Que se serait-il passé si... » tel ou tel événement n'avait pas eu lieu ? II n'y a absolument rien d'oiseux, écrit Weber, à poser la question: qu'aurait-il pu arriver si Bismarck n'avait pas pris la décision de faire la guerre ? Elle concerne en effet le point décisif pour la structuration de la réalité, à savoir : quelle signification causale faut-il au fond attribuer à cette décision individuelle au sein de la totalité des éléments infiniment nombreux qui devaient précisément être agencés de cette manière-là et non d'une autre pour amener ce résultat-là, et quelle est la place de cette décision dans l'exposé historique. Si l'histoire prétend s'élever au-dessus d'une simple chronique des événements et des personnalités, il ne lui reste d'autre voie que de poser des questions de ce genre. Et pour autant qu'elle est une science, elle a toujours procédé de cette manière »6, peu oiseuse, en effet, pour qui en comprend la signification et la portée véritable: il s'agit d'abord, comme le suggère ce texte, de trier parmi les causes possibles d'un événement celles qui sont essentielles et celles qui sont secondaires, voire négligeables. Le recours à l'hypothèse permet ensuite et surtout de définir la notion même d'événement historique : comme tout ce qui est se trouve, par définition, être dans l'histoire, l'idée d'événement historique relève nécessairement d'une construction intellectuelle. Si nous ne décernons pas à toute péripétie le titre prestigieux d'événement historique, c'est bien qu'implicitement nous opérons au sein de la diversité infinie des faits une sélection. Or telle est la thèse de Weber cette sélection s'effectue toujours sous l'égide d'un jugement hypothétique: si l'on peut supposer raisonnablement que l'inexistence d'un fait n'aurait rien changé au cours de l'histoire, c'est qu'il n'est pas un événement historique; si au contraire, en le supprimant par abstraction, le déroulement de l'histoire devient inintelligible, c'est que ce fait est bien, au sens fort, un événement historique. Cette méthodologie confère dès lors à l'historicité l'indétermination que lui dénient toutes les grandes philosophies rationalistes de l'histoire (de Hegel à Marx). Admettre que certains événements ont été déterminants qui auraient pu tout aussi bien ne pas avoir lieu, c'est au fond réintroduire dans le passé la pluralité des possibles qu'on accorde plus aisément à l'avenir (sans comprendre qu'il deviendra lui aussi du passé).

Si j'évoque ici cet aspect central de la méthodologie wébérienne, ce n'est pas que la recherche des causes me paraisse être la tâche unique, ni même peut-être essentielle, d'une interprétation de Mai ; c'est plutôt pour suggérer qu'une telle interprétation devrait aujourd'hui s'interroger sur ce qui, dans nos années 80, serait difficilement concevable, voire impensable, sans Mai 68. La question est peut-être moins banale qu'il n'y paraît. Elle devrait, à mes yeux, inciter ceux fort nombreux au demeurant qui ont vu dans Mai 68 une véritable faille ouverte dans la société capitaliste/bureaucratique à reconsidérer leur interprétation.

Vue d'aujourd'hui, la thèse de «la brèche» semble en effet difficilement tenable à moins de considérer que Mai 68 fut une rupture totale non seulement avec ce qui le précédait, mais aussi et même tout autant, avec ce qui l'a suivi hypothèse que les auteurs de l'ouvrage qui porte ce titre ont pourtant par avance récusée tant ils prévoyaient à Mai une autre postérité que la société individualiste/libérale des années 80, comme en témoigne, sans doute mieux qu'aucune autre, la thèse de Castoriadis : « Il ne faut pas, écrivaitil en 68, sous-estimer les immenses possibilités qu'offrira la période historique qui s'ouvre. La «tranquillité» et l'abrutissement de la société capitaliste moderne en France et peut-être ailleurs ont été détruits pour longtemps. Le «crédit du gaullisme» est par terre; même s'il survit pour un temps, son talisman imaginaire est brisé. Les directions bureaucratiques d'encadrement des travailleurs ont été profondément ébranlées. Une cassure les sépare désormais des jeunes travailleurs. Les politiciens de la « gauche » n'ont et n'auront rien à dire sur les problèmes qui se posent. Le caractère à la fois répressif et absurde de l'appareil d'Etat et du système social a été massivement dévoilé et personne ne l'oubliera de sitôt. Les «autorités» et les «valeurs», à tous les niveaux, ont été dénoncées, déchirées, annulées. Il se passera des années avant que l'énorme brèche ouverte dans l'édifice capitaliste soit vraiment colmatée à supposer qu'elle puisse l'être »7. Avec moins de talent sans doute, mais aussi parce qu'il se plaçait du point de vue de «la brèche», Sartre se déclarait également8, au lendemain des événements, «convaincu que tous les dirigeants actuels de la Gauche ne représenteront plus rien dans dix ans»; et de citer alors, entre autres recalés de l'histoire, François Mitterrand...

Qu'en est-il véritablement de cette brèche? Castoriadis est le premier à le clamer aujourd'hui (dans la préface de son dernier livre par exemple): la période que nous vivons est entre toutes celle du «crétinisme libéral», voire néo-libéral «crétinisme» qui s'étend bien entendu à l'ensemble de la classe politique, de droite comme de gauche. D'où l'on pourrait évidemment se borner à conclure que l'évaluation de la brèche était certes quelque peu démesurée et qu'elle sous-estimait le pouvoir de normalisation abêtissante qui caractérise nos sociétés. L'interprétation n'aurait au fond péché que par ses côtés quantitatifs Mai restant, qualitativement, une brèche. Voire...

Une autre hypothèse se peut aussi concevoir qui offre à mes yeux le mérite de ne pas faire de 68 une parenthèse quasi miraculeuse dans l'histoire contemporaine. Que les «autorités et les valeurs» aient été «dénoncées, déchirées et annulées à tous les niveaux», cela, en effet, n'est pas douteux. Reste à savoir, toutefois, si ces diverses déchirures n'ont pas été plus prosaïquement l'épiphénomène d'une lame de fond suscitée par les sociétés démocratiques et, en un sens, pour servir leurs propres fins. Envisagé du point de vue de ce repli sur la sphère privée qui caractérise les années 80, Mai 68 n'apparaît guère comme une parenthèse délaissée par paresse, mais plutôt comme un mouvement dès l'origine fondamentalement individualiste, ou, selon Lipovetsky, comme le signe manifeste de «la désertion et de l'indifférence travaillant le monde contemporain: révolution sans finalité, sans programme, sans victimes ni traîtres, sans encadrement politique, Mai 68, en dépit de son utopie vivante, reste un mouvement laxiste et décontracté, la première révolution indifférente»...9.

Car il faut bien en convenir aujourd'hui: la «société capitaliste» (la «société de consommation» comme on disait alors) n'a guère été entamée par Mai. Bien plus: malgré «la crise», elle ne s'est peut-être jamais aussi bien portée. Non justement que les difficultés économiques soient réglées, que le chômage ait disparu, ou que la classe politique ait reconquis par quelques mérites notoires la crédibilité qui lui fit, un temps, défaut. Il n'empêche que l'Etat de droit démocratico-libéral jouit actuellement d'une légitimité sans doute rarement égalée dans l'histoire ; et si l'on entend parfois dénoncer le caractère « à la fois absurde et répressif de l'appareil d'Etat», force est de constater que ces reproches n'émanent pas, c'est le moins qu'on puisse dire, de forces politiques «antibureaucratiques» les «politiciens de gauche», nullement réduits au silence, exposant volontiers pour leur part les mérites du service public et de l'Etat de droit.

Mai 68: parenthèse fugitive ou origine véritable de l'individualisme contemporain? Tel me semble être aujourd'hui l'enjeu essentiel d'une interprétation de Mai. Encore faut-il percevoir les quelques paradoxes que recouvre une telle question. D'abord sur le plan purement terminologique: il est clair que le mouvement de Mai se laisse qualifier de « démocratique » en des sens tout différents, voire opposés. On peut en repérer au moins trois : selon l'interprétation esquissée par Lefort, les meilleurs aspects de Mai (ceux qu'incarne le mouvement du 22 mars) peuvent être dits «démocratiques» en ceci qu'ils manifestent une volonté antibureaucratique et cependant émancipée à l'égard du fantasme révolutionnaire de la «bonne société». Après Mai, écrit Lefort, «le pouvoir, en quelque lieu qu'il prétende à régner, trouvera des opposants qui ne sont pas prêts néanmoins à en installer un meilleur (...). De toutes les occasions, ils se serviront pour stimuler les initiatives collectives, abattre les cloisons, faire circuler les choses, les idées et les hommes, mettre chacun en demeure d'affronter les conflits au lieu de les masquer. Si je ne me trompe, ce langage ne se nourrit pas de l'illusion d'une bonne société, délivrée des contradictions»10. Bien que partageant partiellement cette analyse, Castoriadis lui donne une inflexion notablement différente: démocratique, Mai 68 l'est bien en tant que mouvement antibureaucratique, mais il l'est surtout en tant qu'il incline massivement vers la démocratie directe. Contre «la liberté des modernes» (le système représentatif, le libéralisme politique), le mouvement (ou du moins «ses meilleurs éléments» tradition révolutionnaire oblige !) fait valoir les exigences de l'autogestion: «Dans les conditions du monde moderne la suppression des classes dominantes et exploiteuses exige non seulement l'abolition de la propriété privée des moyens de production, mais aussi l'élimination de la division dirigeantsexécutants en tant que couches sociales... Ce qui doit remplacer (cette) division (...) c'est l'autogestion, à savoir la gestion autonome et démocratique des diverses activités par les collectivités qui les accomplissent» en vue d'instaurer « la démocratie directe la plus large possible »11. De là la reprise, par Castoriadis, de la critique gauchiste de «la comédie électorale et parlementaire»12 (d'autres diraient: «l’Etat de droit»...) au sein de laquelle communie l'ensemble de la classe politique:

«La complicité est totale, de Pompidou à Waldeck-Rochet, en passant par Mitterrand et Mollet, pour porter au plus vite les problèmes sur le faux terrain où ils savent très bien qu'ils ne pourront être ni résolus, ni même posés: le terrain parlementaire». De là aussi le fait que Castoriadis (suivant en cela la ligne d'un désaccord déjà ancien avec Lefort) préconise, comme seul antidote possible à sa récupération, l'organisation du mouvement: « Tout peut être récupéré sauf une chose: notre propre activité réfléchie, critique, autonome... La récupération, on ne l'évite pas en refusant de se définir. L'arbitraire, on ne l'évite pas en refusant de s'organiser collectivement, plutôt on y court »13.

Quelle que soit la sympathie que puisse m'inspirer cette analyse quasi rousseauiste, il m'est difficile de ne pas retenir deux objections. La première est purement philosophique, et, bien que triviale, difficilement contournable, à mes yeux tout au moins : outre qu'il ne me semble ni absurde, ni « immoral » de préférer la liberté des modernes à celle des anciens, je ne parviens pas à saisir les conditions sous lesquelles cette dernière pourrait être compatible avec la modernité (sauf à susciter des situations politiques infernales que nul ne souhaite). D'autre part: cette lecture de Mai me semble largement « projective » (elle sélectionne ce qui, dans Mai, correspond à un choix pratique, celui d'une vision du monde autogestionnaire) et, comme telle, sans réelle valeur théorique pour concevoir ce qui est, et, éventuellement, ce qui sera. D'où la portée, à mes yeux, de l'interprétation néo-tocquevillienne proposée par Lipovetsky dans L'ère du vide: ici, Mai 68 ne sera pas dit démocratique en tant que mouvement antibureaucratique, ou autogestionnaire, mais en tant que mouvement individualiste14, annonçant au-delà de la critique des « autorités et des valeurs », le repli actuel sur la sphère privée. Le paradoxe, bien sûr, c'est que Mai 68, malgré ou plutôt à travers les projets communautaires et collectifs qui s'affichaient de toute part, ait pu, non pas interrompre, mais bien renforcer comme jamais auparavant les tendances des sociétés modernes à l'individualisme. Paradoxe seulement apparent, pourtant, pour qui comprend véritablement l'ensemble de l'argumentation tocquevillienne: si la naissance de la démocratie ou de l'individualisme politique (autour de la Révolution française, pour donner un repère aisément visible) correspond à l'émergence d'un sujet qui commence de se penser non seulement comme une monade autonome et douée de liberté, mais comme le fondement ultime de toute valeur et de toute norme, la faculté de remettre sans cesse en cause ces valeurs et ces normes, tout particulièrement bien sûr celles du pouvoir politique, est inhérente par nature aux sociétés démocratiques. Comme tous les mouvements «d'avant-garde» (que ce soit sur le plan esthétique ou politique), Mai aura été un mouvement antitraditionnel en l'occurrence, «antibourgeois» et le fait que la critique de la tradition se soit référée à des idéologies communautaires, voire totalitaires (maoïsme, castrisme, par exemple) ne doit pas nous dissimuler la dimension authentiquement individualiste, et donc, en un sens, démocratique qui fut globalement celle de la masse des étudiants. C'est même là ce qui explique la brutale mise au rancart de ces idéologies, une fois épuisée une mission critique qui, finalement, était fort limitée. Les anciens soixante-huitards qui ont su se recycler aux sommets de l'Etat, s'adapter le week-end aux diverses surfaces des cours de tennis n'ont pas trahi leur cause. Ils ont accompli la vérité d'un mouvement dont les acteurs, pour l'essentiel, faisaient l'histoire sans savoir l'histoire qu'ils faisaient.

Comme je l'ai souligné au début de cet exposé: ces quelques remarques n'ont aucune prétention à l'objectivité et encore moins à l’exhaustivité. D'autres interprétations, sans doute également importantes, auraient pu être évoquées, d'autres aspects aussi notamment le caractère international du mouvement. Je ne voudrais cependant pas conclure sans formuler la difficulté principale que soulève à mes yeux l'interprétation néo-tocquevilienne esquissée par Lipovetsky. Cette interprétation qu'à tort ou à raison je considère comme la plus éclairante me semble pécher par un excès d'unilatéralité. Ce qu'elle met admirablement en lumière, ce sont les caractères strictement individualistes du mouvement: lutte pour l'égalité, rejet des traditions et des dogmes, émergence d'une culture de l'authenticité et du «souci de soi», bref, tout ce qui contribue à produire cette atomisation du social si caractéristique de la période actuelle. Toutefois, le procès d'individualisation me paraît posséder nécessairement une autre face, moins « égoïste » si l'on veut, qui permet de jeter sur Mai 68, et par suite sur les années 80, un regard globalement positif: si les progrès de l'individualisme impliquent inévitablement la critique des valeurs traditionnelles (proprement: des dogmes, c'est-à-dire des contenus normatifs légitimés par une autorité), cette critique, on ne doit pas l'oublier, ne peut elle-même trouver sa légitimité que dans une argumentation. En d'autres termes: dans un monde où la subjectivité devient reine, la légitimité doit cesser d'être «traditionnelle» pour devenir «légale». Telle est, me semble-t-il, notre situation: sur le plan juridique, politique, scientifique, philosophique, éthique, esthétique, religieux même, les progrès de l'individualisme nous ont fait perdre presque toute possibilité de nous référer, sans autre forme de discussion, à des certitudes établies. Reste que, par la nécessité de l'argumentation qui vient seule donner sens à une légitimité qui a cessé d'être traditionnelle, l'individu, par son propre mouvement, est poussé à se dépasser lui-même dans la recherche de justifications qui ne valent pas seulement pour lui, mais aussi pour autrui. Rien n'interdit dès lors de penser que, si Mai 68 a puissamment contribué à l'atomisation du social, il a aussi démocratisé considérablement les exigences de l'argumentation et de l'esprit critique dans les domaines juridiques et politiques.

Desaparecidos: nombrar el síntoma.



1 Este texto hace parte del número monográfico de la revista Pouvoirs dedicado a Mayo del 68. París, noviembre de 1986, pp. 5-13. El editor agradece tanto a Anne Sastourné editora de Pouvoirs y al autor, profesor Luc Ferry, la autorización para reproducir el artículo y ponerlo a consideración de un público académico colombiano.
2 Mai 68: La brèche. Premières réflexions sur les événements, par E. Morin, Cl. Lefort, et C. Castoriadis, Fayard, 1968.
3 Ibid., p. 38.
4 Ibid., p. 37.
5 Cf. par exemple Ph. Bénéton et J. Touchard, Les interprétations de la crise de mai-juin 1968, RFSP, juin 1970.
6 Traduction Pion, 1965, p. 291.
7 La brèche, p. 126.
8 Dans Les communistes ont peur de la révolution.
9 L'ère du vide, Gallimard, 1983, p. 51.
10 La brèche, p. 62.
11 Ibid., p. 108.
12 Ibid., p. 125.
13 Ibid., p. 103-104.
14 On sait comment Tocqueville, dans la Démocratie en Amérique définit l'individualisme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis de telle sorte que, après s'être créé ainsi une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (t. II, Ed. Gallimard, 1961, p. 104).

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