ENTORNOS, Vol. 31, No. 1, Junio 2018
La couleur de Mai 1968
Paris Match face aux événements de mai et juin 1968
Audrey Leblanc1
EHESS, Paris, France
Université Lille 3, France
https://clinoeil.hypotheses.org/ [Link]
À l’appel de la grande manifestation unitaire
du 13 mai 1968, le syndicat du livre auquel sont
affiliés la plupart des ouvriers des imprimeries
et des industries du papier rejoint le mouvement
général de grève qui touche alors directement
la presse magazine d’actualité. Les rédactions
des magazines français L’Express, Le Nouvel
Observateur et Paris Match sont ainsi confrontées
à des problèmes d’impression et de distribution
qui ont des répercussions immédiates sur
leurs parutions. Les hebdomadaires réagissent
différemment à ces mouvements sociaux et
politiques qui affectent leur économie et le
photojournalisme dit d’information. Si L’Express
et Le Nouvel Observateur montrent une volonté
d’adaptation et partagent une partie des
fondements politiques de ces mouvements, Paris
Match cesse de paraître pendant quatre semaines
consécutives. Quand il reparaît le 15 juin, le
magazine reprend le récit des événements là où il
l’avait interrompu le 18 mai. Cependant, le statut
de ces informations a changé : actualités à la mimai,
elles sont à la mi-juin des événements du
passé. Dans ce numéro de Paris Match du 15 juin,
la rédaction propose une lecture rétrospective
des événements du printemps 1968, racontés
comme terminés. Ce récit est porté par un
traitement formel en noir et blanc qui traduit – et
défend – les intentions éditoriales du magazine soutenant le général Charles de Gaulle à la veille
du premier tour des élections législatives de juin.
Ce traitement formel en noir et blanc, inhabituel
pour le magazine qui publie en principe en
couleurs, met à jour les contraintes auxquelles
la rédaction se confronte dans la conception
d’un numéro. L’analyse des choix éditoriaux
effectués dans le traitement des événements de
Mai 1968 révèle ainsi les enjeux économiques et
idéologiques de ce travail d’information.
Figura 1. Paris Match n°998, 15-22 juin 1968
Début mai 1968, l’ensemble de la presse
française réagit vivement aux affrontements
spectaculaires entre les étudiants et les forces de
l’ordre qui ont lieu le 6 mai à la Sorbonne2. Ces
événements apparaissent à la une des quotidiens
et font l’objet de reportages de plusieurs pages
dans la presse magazine d’actualité dominée
alors par L’Express, Le Nouvel Observateur et
particulièrement Paris Match. Chacun d’entre
eux a ses habitudes éditoriales qui s’expriment
notamment dans l’usage du noir et blanc ou de
la couleur. Si L’Express et Le Nouvel Observateur
présentent une dominante noir et blanc, Paris
Match est très coloré. De grand format avec
une couverture en couleurs, sa pagination varie
entre 150 et 180 pages dont la moitié seulement
est imprimée en noir et blanc. Un tiers du
numéro se compose de publicités et le reste de
reportages. Racheté par Jean Prouvost en 1938,
le magazine sportif Match, devenu magazine
d’actualité, reparaît en 1949 et marque d’emblée
sa différence en choisissant la couleur. L’ancien
journaliste Guillaume Hanoteau témoigne de
ce choix, caractéristique d’après lui de l’audace
propre à l’équipe du magazine : « Il avait été
décidé, dans les Conseils de direction, que
pour lancer Paris Match on consacrerait nombre
de ses pages aux photos couleur. C’était une innovation. Le Match d’avant-guerre n’avait
jamais utilisé cette couleur […]. On voulut,
néanmoins, en 1950, provoquer grâce à cette
couleur une surprise et un choc. Ce n’était point
sans témérité car la technique de ces photos
était encore mal connue en France»3. Au moins
un des reportages annoncés en couverture du
magazine est illustré en couleurs dans les pages
intérieures – traitement traduisant une place
privilégiée dans la hiérarchie de l’information4.
Pour le magazine, la maîtrise progressive des
techniques couleur s’inscrit ainsi au coeur du
traitement de l’actualité. Paris Match obtient un
succès rapide avec un tirage trois fois supérieur
à celui de ses concurrents et bénéficie d’une
suprématie peu discutable auprès du lectorat
en 19685. Il est également important dans le
milieu professionnel de l’époque, comme en
témoigne Hubert Henrotte6, alors directeur de
Gamma puis de Sygma à partir de 1973 – deux
des plus importantes agences photographiques
françaises. Dans ses mémoires, il mentionne
rarement le titre des magazines dans lesquels
sont publiés les reportages et les photographies
vendus à la presse par l’agence, à l’exception
notoire des publications dans Paris Match,
systématiquement associées au succès, voire
à la consécration, du photographe et même de
l’agence7. Paris Match s’impose ainsi comme
le magazine de référence au sein duquel il est prestigieux et gratifiant de publier ses images;
il domine la presse magazine d’actualité au
printemps 1968 et se distingue par un usage
conséquent de la couleur.
C’est après la première nuit des barricades
dans le quartier latin les 10 et 11 mai que les
trois magazines consacrent pour la première
fois leur Une aux événements dits « étudiants»,
photographie de couverture à l’appui. Leur
réaction synchrone et similaire (affrontements
des étudiants et des forces de l’ordre comme
l’indiquent les trois couvertures) signifie
l’importance qu’ils accordent aux événements
(fig. 2 à 4). Chacun d’entre eux aborde cette
actualité dans le traitement éditorial – texte/
images/maquette – qui lui est habituel : reportage
en noir et blanc dans Le Nouvel Observateur et
L’Express; couverture en couleurs pour L’Express
et Paris Match; un mélange d’iconographie
couleur et noir et blanc pour Paris Match qui
souligne sa différence en titrant “La révolte des
étudiants – Couleur nos documents photo”.
Figura 2 à 4
En réaction à ces affrontements pour le
moins remarquables, les ouvriers rejoignent
officiellement le mouvement de contestation pour la grande manifestation unitaire du 13
mai. À l’appel du syndicat du livre à large
dominante CGT, les ouvriers du papier et
des imprimeries se mobilisent eux aussi et
entament un mouvement qui s’inscrit dans une
longue tradition de luttes et de revendications.
L’implication de ces travailleurs du livre et
du papier dans le mouvement social général
perturbe alors la chaîne de production de la
presse, en particulier l’impression et la diffusion
de la presse magazine8.
Figura 5 – L’Express n° spécial format quotidien
Les trois rédactions ne réagissent plus dès
lors de la même façon face aux mouvements
et leur appréhension des actualités s’en trouve
modifiée. L’Express maintient sa parution
hebdomadaire habituelle jusqu’au 20 mai (no
883), puis publie un supplément exceptionnel,
au format des quotidiens et sur un papier
similaire − quatre feuilles et une couverture en
noir, blanc et rouge. Un encart de la rédaction
explique ses perturbations de la publication
liées aux mouvements de grève qu’elle soutient9.
Le magazine n’assure plus de parution
régulière jusqu’au 17 juin. Le Nouvel Observateur
maintient lui aussi sa parution hebdomadaire
jusqu’au 22 mai. Retardé et intitulé “Le Grand
Chambardement”, le no 184 fait l’objet d’une
explication de la part de la rédaction publiée
dans un encart10. Le no 185 sort (quatre feuilles
pliées soit 16 pages) daté du « jeudi 30 mai 1968»,
imprimé en Allemagne et présenté comme une
édition spéciale. Le numéro suivant, daté du
«vendredi 7 juin», paraît sans mention de lieu
d’impression et avec un nombre de pages deux
fois moins important que l’habituel (32 pages).
Ce n’est que le 12 juin (no 187) que le magazine
reprend son rythme régulier hebdomadaire.
De son côté, Paris Match cesse toute parution
entre le 18 mai et le 15 juin. Lorsqu’il reparaît,
la rédaction signe un encart exceptionnel aux
côtés du sommaire qui explique l’augmentation
du prix du numéro et donne l’occasion de
rappeler les ambitions du magazine : il n’est
pas fait référence aux raisons de sa longue
absence dans les kiosques11. Si L’Express et Le
Nouvel Observateur ont adopté une position de
soutien des mouvements de grève, Paris Match
ne les évoque que pour remercier ceux qui les
ont soutenus dans ce qui a été manifestement vécu comme une épreuve12, l’allusion à un
disfonctionnement dans les abonnements
servant de seule mention de l’interruption de la
publication.
Figura 6 et 7. L’Express n°884, 17-23 juin 1968 – n°885, 24-30 juin 1968
Ainsi, les trois magazines reparaissent de
nouveau lorsque les grèves dans les imprimeries
cessent mi-juin. L’Express et Le Nouvel
Observateur reprennent leur ligne éditoriale
habituelle : ils prennent acte dès leur couverture
des mouvements de grève alors en cours, de l’approche des élections législatives à venir et
d’une période marquée par le débat. En effet,
L’Express titre “Vive & à bas” pour son numéro
du 17 juin, puis publie une photographie de
tombola à la Une du numéro suivant. De son
côté, Le Nouvel Observateur du 12 juin titre “Les
insurgés de la Télévision”, puis “Mendès-France,
J-P Sartre, Kastler” (voir fig. 5 à 8). Dans son
numéro du 15 juin, Paris Match se distingue dans
le traitement de l’actualité et titre des “Journées
historiques”. Dès sa couverture, le magazine
arbore de façon singulière une photographie en
noir et blanc qui représente la première nuit des
barricades du 10 mai : il reprend ainsi en guise
d’« actualités » des événements datant pour
certains de plus d’un mois (voir fig. 1 et 9).
Figura 8 et 9. Le Nouvel Observateur, n°187, 12-18 juin 1968 et n°188, 19-25 juin 1968
Reléguer les événements contemporains à l’Histoire
La rédaction de Paris Match inscrit le n°
998 du 15 juin dans la continuité éditoriale du
précédent, datant du 18 mai. Un mois auparavant,
elle proposait un reportage conséquent de 23
pages sur les événements « étudiants » (alors
contemporains de la publication) en insistant
sur les plus spectaculaires : la première nuit des
barricades et la journée d’affrontements du 6
mai. Bien que des négociations soient en cours dans certaines usines, que certains mouvements
de grèves se poursuivent (usines Renault ou
Citroën, ORTF…) et que la campagne des
élections législatives ait commencé, Paris Match
propose mi-juin un numéro consacré aux
événements du printemps 1968 construit sous la
forme du bilan.
Figura 10. Paris Match n°999, 23-29 juin 1968
En 1968, la maquette de Paris Match suit un
ordonnancement précis qui peut être perturbé
pour permettre à la rédaction de s’adapter aux
besoins de l’actualité. Respectant la contrainte de
l’impression par feuilles, des rubriques régulières
se répondent de part et d’autre de la doublepage
centrale du numéro, lieu de bascule. Le no
998 reprend cette structure qui est ajustée pour
construire un numéro entièrement consacré aux
événements de « Mai 68 ». Reléguant l’habituelle
première série de publicités couleur et noir
et blanc, la page de sommaire commence le
magazine, immédiatement suivie par les pages
de la rubrique “Le Match de la vie – Le Monde/la
France” qui se caractérisent en principe par leur
papier mat et leur rehaut rouge. Cette mise en
forme a disparu et ces pages sont intégralement
dédiées à ce que la rédaction titre : “Ces vingt
journées incroyables de mai 1968 qui ébranlèrent
la France et le gaullisme”. Aucune autre actualité
– y compris internationale − n’est, comme il est
pourtant d’usage, abordée dans ces pages13.
De même, les six pages culturelles qui leur
répondent à la fin du numéro – “Le Match de la
vie – à Paris” – concernent les bouleversements
dont les institutions culturelles ont fait les frais
suite aux mouvements (festival de Cannes,
Théâtre de l’Odéon, ORTF14…). Sur les 166 pages
qui composent ce numéro, cinquante (pages 55 à
105) traitent ce que le sommaire annonce sous sa
rubrique “Match actualité” : à savoir, le reportage
sur “Les Journées historiques – des barricades
aux élections”. Enfin, plusieurs reportages se
succèdent en principe au centre du numéro : dans
celui-ci, seules huit pages sont consacrées au récit
en images de l’assassinat de Robert Kennedy
aux États-Unis le 5 juin15. Organisé autour de
soixante pages centrales (pages 55 à 114) de
reportage, dont cinquante concernent « Mai 68»,
encadrées par autant de pages de publicités et
par les rubriques habituelles qui ouvrent et
referment le magazine, le numéro du 15 juin de
Paris Match donne une place exceptionnelle16
aux événements du printemps, instituant leur
importance et les monumentalisant.
Sous le titre “Les Journées historiques – des
barricades aux élections”, la rédaction propose
le récit d’une période de transition révolue, qui
inscrit les événements du printemps 1968 dans
une dimension historique. Au 15 juin, « Mai 68 »
est déjà passé à l’Histoire. En cinquante pages de
reportage, la rédaction propose en neuf chapitres
consécutifs et linéaires une rétrospective à la
logique reconstruite de ces journées qualifiées
d’historiques. L’orientation idéologique est claire
et le récit remplit la promesse de la couverture,
relatant le passage d’une situation définie comme
anarchique et insurrectionnelle – les « barricades
» – au retour à une démocratie ordonnée et digne
de ce nom – les « élections » (fig. 10). Chacun
de ces chapitres est ponctué de photographies
en double-page et méthodiquement repris dans
le sommaire. Après le rappel de la première
nuit des barricades du 10 au 11 mai, le récit s’organise ainsi : « Grand défilé du 13 mai (1), la
grève s’étend (2), La Sorbonne ouverte à tous (3),
Les jeunes redescendent dans la rue (4), Accords
rue de Grenelle (5), Le gouvernement est sombre
(6), Marée tricolore aux Champs-Élysées (7),
Flins, bataille dans les blés (8), Encore une “nuit
terrible17” (9) ». Chaque épisode est construit
autour d’événements choisis et distingués
par la rédaction. Le nombre de pages et de
photographies qui leur est consacré ainsi que
la mise en page des photographies sont autant
d’indicateurs de l’importance que leur accorde
la rédaction. Avec dix doubles-pages − presque
la moitié du reportage –, l’ensemble insiste sur
les nuits d’affrontements spectaculaires et sur
la dimension contestataire, voire subversive,
des revendications étudiantes. Deux doublespages
retracent l’intégralité des mouvements
de grève sous le titre générique “La grève
s’étend” et insistent sur l’échec de la jonction
entre les étudiants et le monde du travail et sur
celui des accords de Grenelle. D’autre part, le
récit rétrospectif valorise la figure de Charles
de Gaulle. La photographie-scoop, par Henri
Bureau, du président à l’héliport d’Issy-les-
Moulineaux le 29 mai 1968 lors de son retour
de Baden-Baden après sa « disparition », est
publiée seule, en double-page, à la suite de celle
représentant le gouvernement en plein désarroi à
l’Assemblée nationale. Cet agencement des pages
écrit le retour du président comme la réponse
aux errances politiques du gouvernement. Les
trois doubles-pages suivantes sont consacrées
à la manifestation de soutien au président
organisée le 30 mai et confirment l’orientation
politique du récit. Les événements postérieurs
au 30 mai sont ensuite mentionnés sous la
forme de sursauts dérisoires. L’ensemble se
clôt sur une photographie occupant les deux
tiers de la double-page qui montre des jeunes
dansant autour d’un feu nocturne sous la
légende “La campagne électorale débute par
une danse autour de panneaux en feu”. Faisant écho aux photographies des barricades en feu,
l’image crée la confusion entre les deux gestes
et suggère l’irrespect des jeunes à l’égard de la
démocratie. C’est une photographie en doublepage
montrant Daniel Cohn-Bendit devant
la porte de Brandebourg à Berlin, valise à la
main, et légendée “Et maintenant il part prêcher
l’anarchie à travers l’Europe”, qui ferme cette
rétrospective, à la veille du premier tour des
élections législatives du mois de juin 1968. Sans
mention des débats politiques en cours liés aux
mouvements, le principe de la rétrospective et sa
construction rendent compte d’un épisode décrit
et montré comme subversif mais terminé18.
Figura 11. Sommaire de Paris Match n°998, 15-22 juin 1968
Ces partis pris idéologiques lisibles dans la
construction du récit sont soutenus par leur mise
en forme19. Plusieurs fois convoquée dans les
articles (en particulier dans le numéro précédent
du 18 mai), la guerre d’Algérie fait office de point de comparaison à la « révolte étudiante»20. Un
parallèle qui n’est pas anodin dans un moment où
les légitimités présidentielle et gouvernementale
sont remises en cause. Le no 998 du 15 juin
mobilise aussi cette référence politique dans le
choix de sa maquette. La couverture reprend
en effet la construction graphique du numéro
consacré à “La rébellion d’Alger”, à savoir un
large bandeau noir sur lequel s’affiche le titre en
capitales accompagné d’une photographie noir
et blanc21 (voir fig. 1 et 12).
Figura 12. Paris Match n°630, 6-12 mai 1961
La similitude formelle génère un
rapprochement entre ces événements que les
titres soutiennent également. Le numéro du 6
mai 1961 avait titré “Ce que vous n’avez pas pu
voir. Un témoignage pour l’histoire. De l’aube
du putsch au soir de la reddition. La Rébellion
d’Alger”. La tentative manquée de coup d’État
par une partie des militaires de carrière de
l’armée française en Algérie fin avril 1961 est
désormais surnommée « le putsch des Généraux»
ou le « Putsch d’Alger ». Dans ce numéro du 6 mai, la rédaction de Paris Match annonce qu’elle
propose des images et une lecture historique
du putsch sous la forme d’une rétrospective.
Le terme « rébellion », discutable d’un point de
vue historique mais choisi pour cette couverture
en 1961, favorise le rapprochement idéologique
– et non plus seulement formel – mis en place
entre la tentative de putsch et les événements de
« Mai 68 », présentés sous l’angle de la révolte
et de l’insurrection. Textes, maquette et images
ne font qu’un dans l’élaboration d’un récit
partisan des événements. En pages intérieures
du no 998, l’unique reportage qui accompagne
les cinquante pages consacrées aux événements
du printemps 1968 et qui rend compte de
l’assassinat de Robert Kennedy propose, dans ce
contexte, la version tragique de ces « rébellions
» auxquelles le pouvoir politique est confronté.
Ces rapprochements font ainsi de la guerre
d’Algérie et de « Mai 68 » deux épreuves –
rendues équivalentes par la similitude de leur
traitement – auxquelles le pouvoir gaulliste a
dû faire face. Le noir et blanc de la photographie
de couverture confirme cette assise formelle
du récit proposé des événements : pour le
magazine, elle relève d’un usage rarissime qui
traduit toujours son insistance sur la dimension
historique des événements traités22. L’ensemble
du no 998 concourt ainsi à l’historicisation
mortifère d’événements pourtant encore vivaces
et témoigne du soutien de la rédaction au
général de Gaulle, à la veille du premier tour des
élections législatives.
Convertir la contrainte technique en atout éditorial
Dans le contexte de grève des imprimeries, la
question du traitement formel en couleurs ou en noir et blanc se révise à l’aune de contraintes
techniques imposées à la rédaction par les
conséquences des mouvements sociaux.
Dans le no 998 du 15 juin, seules des publicités
ayant déjà été publiées auparavant par le
magazine (qui dispose ainsi de leur maquette
d’impression) sont en couleurs. Le rehaut rouge
des rubriques d’actualité “Le Match de la vie”
a disparu et l’iconographie des deux reportages
d’actualité proposés est exclusivement noir
et blanc. Ce traitement est inhabituel dans le
magazine qui publie des photographies couleur
pour souligner les événements considérés
importants et qui dispose par ailleurs de
nombreuses photographies couleur de ces
événements23. L’imprimerie Chaix-Desfossés-
Néogravure, avec laquelle le groupe presse
Prouvost travaille en 1968 – à savoir, la maison
mère implantée à Issy-les-Moulineaux –, est l’une
des plus importantes imprimeries de l’époque :
« La Néogravure, dans les années 1970-
1980, est une imprimerie polygraphique : on
y utilise aussi bien le procédé d’héliogravure
que celui d’offset. Imprimerie de labeur, elle
n’imprime pas de presse quotidienne […] elle
produit surtout des “périodiques”. Citons pour
mémoire Elle, Marie-Claire, Paris-Match, Lui,
Play Boy, Le Chasseur français, Le Catalogue
de la Redoute… Elle est à l’époque la première
imprimerie française, la troisième européenne
et possède le matériel d’héliogravure
le plus
moderne d’Europe»24.
L’imprimerie entre en grève à la mi-mai comme
le mentionne un communiqué du 13 mai 1968
(CGT – FSM), signé des « Élus des deux collèges
des Établissements de St-Ouen et d’Issy». Le conflit s’accentue suite aux « accords de Grenelle»
à la fin mai25 et les premiers protocoles d’accord
datent d’abord des 8 et 9 juin, puis des 14 et 15
juin, date exacte de la reparution de Paris Match
avec le no 998 (fig. 12).
Figura 13. Anon. « Ouvriers de l’imprimerie
Chaix-Desfossés-Néogravure en grève », tirage
argentique, 12×18 cm, archives du comité central de
la néogravure. Coll. Centre d’Histoire sociale du XXè
siècle, université Paris 1
La liste des postes de l’imprimerie indique
que le traitement couleur, pratiqué au sein de la
même entreprise, ne correspond pas aux mêmes
cellules de travail que le traitement noir et blanc.
L’impression noir et blanc reprend la première
alors que l’impression couleur, requérant
plus de soin, est stoppée : c’est ce problème
technique qui contribue à expliquer l’exception
de l’iconographie du no 998.
Lorsqu’il reparaît mi-juin, Paris Match doit
composer avec un traitement noir et blanc de ses
actualités qui lui est techniquement imposé et
qui contrarie ses habitudes et sa force éditoriales.
Cette contrainte technique aux conséquences
formelles s’ajoute aux enjeux économiques
(quatre semaines d’interruption de parution) et idéologiques (la volonté de soutenir le général de
Gaulle) de cette reparution. L’élaboration du no
998 par le choix d’une rétrospective sur cinquante
pages correspond à une réaction éditoriale
pragmatique à un ensemble d’impératifs. Elle
permet d’utiliser le matériel photojournalistique
qui s’est accumulé pendant les semaines
d’interruption. Elle autorise également une mise
en récit historique d’événements contemporains
qui propose, comme un aboutissement logique,
la confirmation du général de Gaulle dans ses
fonctions. Elle permet enfin de donner un sens à
la contrainte formelle du traitement noir et blanc.
Inhabituel pour Paris Match, l’impression en noir
et blanc de ce numéro spécial « Mai 68 » devient,
dans cette construction de l’actualité, la couleur
de l’Histoire26. Dès lors, le noir et blanc n’est plus
perçu comme une contrainte technique, mais
comme une forme opportune pour la rédaction
dans sa mise en récit des événements. La
contrainte du noir et blanc, a priori fragilisante
pour le magazine, s’est transformée en atout
éditorial et ce disfonctionnement ponctuel est
devenu l’indice du travail de mise en forme de
l’information par la rédaction du magazine.
“Toutes les photos” titre le no 998 du 15 juin
1968 de Paris Match. La rédaction du magazine
ne parle pas de l’impératif technique, accidentel
et contrariant, à l’origine du traitement formel
qu’elle propose des événements : elle l’assume
en le faisant fonctionner avec l’ensemble des
autres décisions présidant à la conception
du numéro. Choix par défaut, il rend alors
perceptible la complexité d’un ensemble : le
magazine. L’iconographie accidentellement noir
et blanc devient l’un des éléments qui ratifient et
portent, au sein d’une construction complexe –
textes, images et maquette –, une interprétation
idéologique des événements. En les racontant
sous la forme d’un récit rétrospectif bien ordonné,
déjà commémoratif et porté par une iconographie et une forme lisibles dans un tel contexte comme
historicisantes, c’est la forme magazine27 tout
entière de ce numéro de Paris Match qui renvoie
Mai 68 dans les filets de l’histoire. “Toutes les
photos”, à connaître et à garder en mémoire
sur « Mai 68 », pourrait-on ajouter. Proche d’un
album souvenir des événements, quel impact,
quelle persuasion et quelle pérennité une forme
médiatique à l’efficacité formelle si cohérente,
portée ici par le magazine d’actualité français le
plus important et le plus influent de l’époque,
peut-elle effectivement avoir sur l’interprétation
de ces événements historiques ?
Lunares del desconsuelo.
1 Este artículo fue publicado inicialmente en 2010, Audrey Leblanc, « La couleur de Mai 1968 », Études photographiques, 26 | novembre 2010, [En ligne], mis en ligne le 08 juillet 2011. URL : http://journals.openedition. org/etudesphotographiques/3121 [Link].L’auteur tient à remercier, pour la richesse de leurs échanges en entretien Bernard Perrine, ancien rédacteur en chef du magazine Le Photographe; Dominique Brugière, laborantin à Paris Match entre 1965 et 1971 ; et Sébastien Dupuy, rédacteur en chef des collections et photographes Sygma Initiatives à Corbis; ainsi que Thierry Gervais, André Gunthert et Gaby David pour leurs relectures. La revista Entornos agradece a la profesora la revisión del texto y la autorización para incluirlo en este número de la revista.
2 Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Mai 68, une histoire collective [1962-1981], Paris, Éditions La Découverte, 2008, p. 215.
3 Guillaume Hanoteau, La Fabuleuse Aventure de Paris-Match, Paris, Plon, 1976. p. 39-40. Cf. Jean-Marie Charon, La Presse magazine, Paris, Éditions La Découverte, coll. “Repères”, 2008 (1re édition, 1999), p. 13.
4 « Traiter un événement en couleurs, c’est lui donner une importance […] la somme de toutes les contraintes est un frein naturel à son utilisation. Un traitement en couleurs relève du luxe ». Dominique Brugière laborantin à Paris Match entre 1965 et 1971 (en service militaire aux Antilles, janvier 1968-avril 1969). Entretien 1er octobre 2009, Paris.
5 « Très vite, les magazines d’actualité générale (Le Monde illustré, Point de vue, Images du monde) souffrent de la concurrence de Match […] Le premier numéro reflète l’ambition de réaliser un hebdomadaire illustré moderne, à fort tirage, ouvert sur l’information mondiale et publié en couleurs. […] [il] devient un hebdomadaire populaire de masse, sans équivalent dans les années 50 – le tirage atteignant 1,8 millions exemplaires en 1957», Thierry Gervais et Gaëlle Morel, “Les formes de l’information. De la presse illustrée aux médias modernes (1843-2002)”, in André Gunthert et Michel Poivert (dir.), L’Art de la photographie, des origines à nos jours, Paris, Citadelles et Mazenod, 2007, p. 338. Dans les années 1960, les autres hebdomadaires d’actualités tirent à trois fois moins d’exemplaires (entre 300 000 et 600 000). Jean-Marie Charon, La Presse magazine, op. cit., p. 13 (L’Express indique 512 000 exemplaires pour le no 881 du 6 mai 1968, par exemple).
6 Jean-Louis Gazignaire et Hubert Henrotte (dir.), Le Monde dans les yeux. Sygma. L’âge d’or du photojournalisme, Paris, Hachette Littératures, 2005.
7 Ibid. p. 19, 21, 27, 60, 72 et chapitre 8 “Roger Thérond, le géant de Paris-Match” (p. 77-87).
8 Les grévistes maintiennent la presse quotidienne pour garantir la diversité des sources d’informations.
9 « Déclaration des collaborateurs de “L’Express”. Le numéro de “L’Express” de cette semaine ne paraît pas, en raison des difficultés matérielles dans les imprimeries et les messageries. Dans les heures historiques que traverse la France, tous les collaborateurs du journal – employés, cadres et journalistes – ont tenu à être cependant présents, par la rédaction, l’impression et la distribution de ce supplément spécial, comme ils ont été présents à la manifestation populaire du 13 mai. Solidaires des aspirations fondamentales exprimées par les étudiants et les travailleurs en grève, tous les collaborateurs de “L’Express” ont estimé qu’il était de leur devoir de continuer à participer, par l’expression comme par l’action, au mouvement nouveau des idées et des hommes, en faisant paraître ce supplément exceptionnel». L’Express, p. 2 du supplément exceptionnel paru entre les nos 883, 20-26 mai et no 884, 17-23 juin 1968.
10 «Les conséquences normales des événements actuels nous ont conduits pour la seconde fois à retarder la mise en vente du Nouvel Observateur. Notre solidarité avec l’immense mouvement national de contestation, et notre sympathie active pour les travailleurs intellectuels et manuels en grève sont telles que c’est avec sérénité que nous partageons le sort commun. Nous voulons pourtant remercier les centaines d’amis qui se sont émus à la pensée que nous puissions être mis dans l’incapacité de faire entendre notre voix à l’heure où les circonstances deviennent si graves, et après que nous ayons [sic] été l’un des rares journaux à informer objectivement l’opinion depuis le début des événements». Le Nouvel Observateur, no 184, 22-28 mai 1968, p. 23.
11 «Dès sa naissance, “Paris Match” a conçu une grande ambition. Tenant à l’écart la démagogie du sexe et du sang, celle de faire un magazine de haute culture apportant aux couches profondes de la France une image fidèle et noble du monde. “Paris Match” s’est également efforcé de rester accessible au plus grand nombre des Français en maintenant son prix de vente au niveau le plus bas possible compatible avec sa qualité. Les charges nouvelles contraignent “Paris Match” à élever son prix de vente à 2 francs. Nos lecteurs doivent être convaincus qu’il n’existe pas pour “Paris Match” une autre manière de rester fidèle à sa vocation et à sa mission. Nous avons été particulièrement sensibles aux témoignages de sympathie que nous avons reçus de nos lecteurs, nos annonceurs et de leurs conseils. Qu’ils en soient remerciés. [en plus petit] Nous nous excusons auprès de nos abonnés et naturellement leur service sera prolongé de quatre semaines». Paris Match, no 998, 22 juin 1968, p. 3.
12 «C’est peu dire que Mai 1968 fut une catastrophe pour Paris Match. À cause de la grève générale, l’hebdomadaire ne parut pas pendant quatre semaines, l’exceptionnelle moisson photographique restait au marbre et les reporters couvraient les événements, le moral à zéro, grattant pour rien : l’histoire se dessinait sous leurs yeux et ils se voyaient condamnés au silence », Nicolas de Rabaudy, Nos Fabuleuses Années Paris Match, Paris, Scali Document, 2007, p. 168-169. Mai 68 marque aussi la fin de la collaboration de Jean Prouvost et Roger Thérond suite à un conflit à propos d’une éventuelle société de journalistes à Paris Match.
13 Le déménagement de l’hôtel Lutetia à Choisy-le-Roi du Nord-Vietnamien Xuan Thuy, chef de la délégation de Hanoï, sert de référence à l’actualité internationale.
14 À une demi-page près, consacrée au tournoi de Roland-Garros.
15 Trois autres pages, proches d’un publireportage et mêlées aux publicités, vantent la nouvelle usine Pernod à Marseille, p. 13-15.
16 “Paris-Match sort enfin une édition spéciale, sur ce mois fou-fou-fou”, Jean Durieux et Patrick Mahé, Les Dossiers secrets de Paris Match, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 135.
17 Paris Match, no 998, 15 juin 1968, p. 55.
18 La construction rétrospective permet aussi d’utiliser le matériel photojournalistique qui s’est accumulé au cours des événements, répondant ainsi à la nécessité économique du magazine et à la frustration professionnelle. Cf. note 11.
19 Selon une expression de Thierry Gervais, in L’Illustration photographique. Naissance du de l’information (1843-1914), thèse en Histoire et Civilisation, EHESS, 2007, chapitre 4, “L’invention du magazine, les nouvelles formes de l’information (1898-1914)”. En ligne : http://culturevisuelle.org/blog/4356 [Link], consultée le 19 mai 2010.
20 Titre du no 997 du 18 mai 1968.
21 Cette maquette de couverture est utilisée à deux autres reprises. Cf. note 21.
22 Voir les Unes de Paris Match depuis 1949 : http://paiement.parismatch.com/commande_numero/journal_commander.php?texte=1968&separ=OR&encadrement==&champs0=05/08/2008&x=0&y=0 [Link], consulté le 1er mai 2010.
23 Paris Match en a publié dans le no 997 du 18 mai et en publie de nombreuses dans les nos 999 et 1000 suivants, qui donnent aussi une place prépondérante aux événements (fig. 9).
24 Inventaire de Robert Codineau (en 1981-1982) d’une partie des archives du Comité d’entreprise de la Néogravure (1946-1979), consultables au Centre d’histoire sociale du xxe siècle, université Paris 1 ; bulletin du Centre, no 6, 1981-1982, p. 87-103 ou en ligne : http://histoire-sociale.univ-paris1.fr/Document/gravure.htm [Link] , consultées le 31 janvier 2010
25 Fin mai-début juin, le nombre d’appels et de documents relatifs à la mobilisation se multiplie. Le conflit est toujours désigné par l’expression « mouvement de mai-juin 1968 ».
26 Une même construction n’aurait pas fonctionné dans L’Express ou Le Nouvel Observateur, habitués à l’usage exclusif d’une iconographie noir et blanc. De plus, la photographie en une exceptionnellement noir et blanc inscrit ce numéro, dès sa couverture, dans la lignée de quelques numéros précédents (voir note 21), en Une forme éditoriale ponctuellement utilisée par le magazine.
27 C’est-à-dire le dispositif médiatique global formé par le récit proposé des événements et les choix formels avec lesquels il s’imbrique. Voir l’éditorial d’André GUNTHERT et Thierry Gervais, “Les Images publiques ont une histoire”, Études Photographiques, “La Trame des images. Histoire de l’illustration photographique”, no 20, juin 2007, p. 2-3 (en ligne : http://etudesphotographiques.revues.org/index894.html [Link] , consulté le 19/05/2010), et T. Gervais, L’Illustration photographique..., op. cit., p. 404 et p. 418-452 (en ligne : http://culturevisuelle.org/blog/4356 [Link] , consulté le 19/05/2010).